Presque en prélude à une année de calvaire confinée, la mode des jeux dits « de société » a explosée quelques temps auparavant. Comme une dernière ironie, un rictus malsain sur la joue du néant, nous avons apparemment tous et toutes voulu.es sociabiliser à travers les jeux, « faire société » à tout prix, juste avant que tout ne vole en éclat et que nous ne nous retrouvions isolé.es les uns des unes.
Le jeu de société regroupe tous les jeux qui se jouent à plusieurs, par opposition aux jeux solitaires. Le jeu de société, c’est donc bien pour « sociabiliser », faire des choses « ensemble », là où le jeu solitaire renferme sur soi-même, au mépris des gens qui nous entourent, un peu comme la lecture ou le jeu vidéo. Les personnes gravitant autour des joueureuses solitaires auront donc à cœur de leur proposer régulièrement un jeu de société, façon de leur faire comprendre qu’il est grand temps pour elleux de réintégrer la dite « société », dont ils et elles semblent vouloir inexorablement faire sécession, non par l’action, mais tout simplement par leur absence, leur mise en retrait du monde.
Toutes les joueuses et tous les joueurs solitaires, savent que ce temps en retrait, propice à la réflexion, au recueillement, à l’errance, est un temps nécessaire et précieux afin d’organiser sa pensée, digérer tout ce qu’on s’est pris dans la gueule, retrouver un équilibre et des appuis forts, et ce justement pour mieux revenir vers les autres et jouir plus intensément du plaisir d’être ensemble. C’est ce processus que le jeu de société veut détruire par son injonction à justement devoir « faire société », un devoir auquel nous sommes tous et toutes contrains.tes à nous conformer, alors que les pressions se font de plus en plus sentir, nous poussant à sortir de notre retraite pour nous rendre au rendez-vous de la CAF, à un marriage, un vernissage, ou nous installer autour d’une table de jeu : de société.
Autour de cette table, on ne jouera pas à un jeu de carte, ou aux échecs et encore moins au go. Ils font bien partie de la famille des jeux de société, mais je les en exclurai provisoirement le temps de cet article afin de mieux mettre en lumière les jeux dont il retourne ici. Le tarot, la belote, les échecs, le go, et bien d’autres, sont des jeux de petit comité, des jeux pointus, profonds, aux règles apparemment simples et pourtant incroyablement riches et complexes. Tout le monde le sait et c’est précisément pour cela que tout le monde ne souhaite pas y jouer, parce que de tels jeux demandent trop d’engagement, d’investissement intellectuel et émotionnel. Ce sont des jeux qui se jouent à plusieurs… en solitaires. Les joueureuses de tels jeux se coupent du reste du monde pour approfondir leurs connaissances du jeu entre elleux, entamer un voyage intérieur en petite expédition et là encore, mieux revenir vers les autres, riches de tout ce qu’elleux ramènent, de tout ce qu’elleux ont appris.
Mais le jeu de société, à proprement parler, ce n’est pas cela. Là n’est pas le but recherché. Ce n’est pas non plus passer du temps ensemble. C’est passer le temps ensemble. Quoiqu’il en coûte, nous devons voir le temps passer collectivement, toutes et tous vivre au même rythme et nos cœurs battre à l’unissons, autour d’un même jeu, d’un même objectif. Non seulement il détruit toute entreprise solitaire, mais le plus grave c’est que le jeu de société détruit finalement aussi toute entreprise collective, à commencer par celle de la parole, de l’échange et du débat.
La plus belle chose que puissent faire collectivement des hommes et des femmes ensemble, c’est de bien parler, c’est d’abord parler… et le reste suivra. Le langage est un trésor et la parole, pour se libérer, doit évoluer dans un environnement propice à son bon développement. Les ingrédients sont nombreux, mais le plus capital, c’est le temps, le temps donné au silence, le temps donné à ne rien faire, le temps donné aux autres, gratuitement, pour rien, sans contre-partie, afin que puissent germer les premiers vrais mots, qui formeront une pensée correctement reçue, qui amènera à un échange, une conversation, des confidences, un débat, peut-être des mots d’amour, ou peut-être des insultes, mais en tous les cas des relations humaines profondes, dignes d’intérêt et d’être vécues.
C’est cette puissante et la fois fragile construction que le jeu de société vient court-circuiter en synchronisant les affects à son propre rythme, détruisant ainsi toute possibilité de rencontre ou toute possibilité d’ennui, nécessaires à l’élaboration de relations équilibrées et épanouissantes. La boite de jeu s’écrase sur la table basse, en plein milieu des échanges, coupe court à tout, et réinitialise le moment, la lecture des règles (et le respect des règles), la constitution des équipes, le sablier, les fiches, les crayons, le retour à l’école, à la performance, à la représentation de soi, et le temps file, ensemble, mais finalement isolés.
Nous fêtons les un ans du covid et jamais le besoin d’interactions simples ne s’est autant fait ressentir. Juste une bière avec des amis, juste un café, partager un bon repas, juste faire l’amour, voir des gens, beaucoup, au même endroit, aller d’un groupe à l’autre, danser, s’embrasser.
Mort à la société et à ses jeux, vivent les solitaires.
Une réflexion sur “Contre le jeu de société, épisode 1 : solitaire”