Le Héros a donc décrété, à travers la voix de ses porte-paroles, les Législateurs : premièrement que la forme adéquate du récit est celle de la flèche ou de la lance, partant d’ici et filant tout droit jusque-là, et TCHAK ! touchant son but (qui tombe raide mort) ; deuxièmement, que la principale affaire du récit, y compris du roman, c’est le conflit ; et troisièmement, qu’une histoire n’est pas bonne si lui, le Héros, n’en fait pas partie.
Ursula K. Le Guin, La théorie de la Fiction-Panier, 1986
J’ai récemment joué à un jeu vraiment cool. Ce qui est incroyable c’est que malgré son imperfection nette et le fait qu’il soit ravagé de bugs, j’ai malgré tout persisté, non seulement à jouer mais en plus à aimer ça.
Ce jeu, c’est Sable donc, très attendu depuis longtemps notamment parce que : « Lé bô. » Et effectivement, lé bô, le con. Le parti pris graphique est fort et radical, tout en restant cohérent avec l’esprit du jeu lui même, ses mécaniques, son « gameplay ». Je ne vais pas m’attarder beaucoup là dessus parce que j’ai la flemme et que ce n’est pas vraiment pour cela que j’écris cet article. Je ne m’attarderai pas non-plus sur les nombreux défauts et bugs, parce que j’ai la flemme et que j’ai envie de dire du bien, une fois n’est pas coutume.

Sable, Shedworks, 2021
En somme, tout ce que vous avez besoin de savoir sur ce jeu c’est qu’il fonctionne en « monde ouvert », c’est à dire… qu’on peut à peu près aller ou on veut, dans n’importe quelle direction, à l’envie. On a une petite moto du futur qui glisse sur le vent comme un pet sur une toile cirée et on se laisse purement kiffer à explorer un monde tro bô, désertique en grande partie, mais parsemé de petits plaisir ludiques, une épave de vaisseau interstellaire par ci, un village inconnu par là, une tour mystérieuse, un cimetière de baleine, etc.
Au diable la génération procédurale et ses grands espaces vides, pour ne pas dire infiniment vides, et surtout … pas très dessinés. Ici, on est sur de l’artisanal, du grand (mais pas trop), du chantourné, du level-designé avec amour. Tout dans le paysage n’est qu’invitation à la curiosité, la rêverie, l’exploration, ou juste au pur plaisir de » glisser » avec sa bécane, qu’on aime et qu’on bichonne. La nuit tombe, soleil couchant, roses, oranges, les étoiles, la lune, on glisse tranquille en s’écoutant une playlist de synthwave pas dégueu telle que plus bas, et on se dit que la vie n’est pas si compliquée dès fois.
Back to the retro, Droid Bishop discography, 2014~2017
L’élu.e, c’est pas toi
C’est pourquoi, lorsque j’ai commencé à écrire des romans de science-fiction, je suis arrivé en traînant ce sac merveilleux, lourd et rempli de trucs – mon panier, tout plein de mauviettes et de maladroits, de petites graines de choses plus petites qu’une graine de moutarde, de filets aux tissages emmêlés qui, lorsque l’on prend le temps de les dénouer, révèlent un galet bleu, un chronomètre qui donne imperturbablement l’heure d’un autre monde et un crâne de souris ; tout plein de commencements sans fins, d’initiations, de pertes, de métamorphoses, de traductions, de bien plus de ruses que de conflits, de bien moins de triomphes que de pièges et de désillusions ; tout plein de vaisseaux qui restent coincés, de missions qui échouent et de gens qui ne comprennent pas.
Ursula K. Le Guin, La théorie de la Fiction-Panier, 1986
Ouaip… pas compliquée la vie, exactement. Sable, c’est un jeu pas compliqué, et on l’en remercie. Pas de compétition débile, de « dépassement de soi », même pas d’ennemis ! Nope, personne à buter ! Pas d’armes, pas de vieux morceau de tuyau rouillé à mettre dans la gueule d’un pnj qui nous a rien fait, pas de gun, pas de fusil divers à défourailler dans le buffet d’un autochtone qui voulait juste nous vendre des trucs. Le monde de Sable est paisible, les gens ne se foutent pas dessus, vivent tranquilles et nous on est certainement pas là pour bouleverser cette harmonie, au contraire, l’idée c’est de l’embrasser.
Le scénario du jeu ne prend donc pas pour point de départ « un élément perturbateur », qui vient caler une ombre au tableau, et où un.e quelconque modeste joueureuse, serait lea modeste incroyable personne, lea modeste élu.e, qui viendra sauver le monde et rétablir l’équilibre dans la force, personne d’autre n’en aurait été capable, merci du fond du cœur, lisan al gaïb ! lisan al gaïb !
Non, en fait t’es juste une petite meuf qui sort de son bled pour explorer le monde, comme n’importe quelle autre jeune du village d’où tu viens le ferait à l’âge où c’est le moment pour. Pas de hauts faits à accomplir donc, des services à rendre tout au plus, le monde ne s’effondrera pas si tu ne ramènes pas ses trois merdes de scarabée à Jean Talon. En somme : pas de pression… et bon sang, ça fait DU BIEN !!!
D’autant plus que le kif est quand même au rendez-vous. On exploite pas l’environnement, on l’admire, on customise pas son calibre, mais sa bécane, on change pas d’armure, mais de vêtements – à la mode des un.es ou des autres –, et chaque nouvelle rencontre n’est pas une cible potentielle pour futur massacre, ou une menace pour l’intégrité de « l’élu.e », mais juste … une nouvelle rencontre en fait.

Non mais regardez moi cette classe : Sable, Shedworks, 2021
Génocide cherche monde ouvert
Où est donc passé cette chose merveilleuse, grosse, longue et dure – un os, je crois – avec laquelle l’Homme-Singe du film frappait quelqu’un pour la première fois, avant que, grognant d’extase à l’idée d’avoir commis le premier vrai meurtre, il ne l’envoie à travers le ciel où la chose tourbillonnait jusqu’à devenir un vaisseau spatial, enfonçant les portes du cosmos pour le féconder et concevoir ainsi, à la fin du film, un adorable fœtus, un garçon évidemment, dérivant à travers la Voie Lactée sans (curieusement) aucun utérus ou matrice d’aucune sorte ? Je n’en sais rien. Et je n’en ai rien à faire. Ce n’est pas cette histoire que je raconte. Nous l’avons entendu cette histoire, nous avons tous entendu parler des bâtons, des lances et des épées, de tous ces instruments avec lesquels on frappe, on perce et on cogne, de ces choses longues et dures. En revanche, nous n’avons rien entendu sur la chose dans laquelle on met d’autres choses, sur le contenant et les choses qu’il contient. En voilà une nouvelle histoire.
Ursula K. Le Guin, La théorie de la Fiction-Panier, 1986
L’une des grandes traditions du monde ouvert (et du jeu vidéo dans son ensemble, il faut bien le reconnaître), c’est quand même le pétage de gueule. Alors, soit, tout dépend du contexte, mais justement, c’est quoi le contexte d’un monde ouvert ? C’est un monde relativement vaste où tout reste à découvrir… et là où le bât blesse c’est que très fréquemment, pour ne pas dire systématiquement, cette « découverte », ne se réalise essentiellement qu’à travers l’entassement des cadavres, comme un bon colon entasserait autant trophées d’animaux exotiques : « Aujourd’hui j’ai découvert une montagne, je l’ai exploitée, j’ai découvert un village, je l’ai brûlé, j’ai découvert un animal rare, je l’ai tué, j’ai découvert d’autres humains, je les ai torturé, puis tué, puis volé. J’aime découvrir des choses ! »
Voilà, on aime toustes découvrir des choses, nous les occidentaux.alles mais parfois juste sortir de la dialectique « je découvre quelque chose de merveilleux et je lui colle une balle dans la nuque, désolé, c’est plus fort que moi », c’est vachement positif et assez rare pour mériter d’être mentionné et surtout applaudit bien chaleureusement, allé on applaudit Sable bien fort !
Reconnaissons lui juste un de ses (petits) (et nombreux) défauts : Sable est un jeu pour enfants. Comme si un jeu vidéo où l’on ne tue pas les gens était forcément à destination des enfants… On aurait aimé – j’aurais aimé, moi l’adulte – garder le même esprit, mais avec une tonalité plus mûre et il me semble également que les enfants ne s’en seraient pas portés plus mal, d’appréhender différents niveaux de lectures, permettant à tous et à toutes d’apprécier l’œuvre à fond, et surtout de la ré-apprécier à nouveau, alors qu’on grandit/vieillit, rayez la mention inutile.
Mais finalement, revenons à nos moutons génocidaires : peut-on considérer, par exemple, Zelda, Breath of the wild comme un jeu pour enfant ? Je pense qu’un enfant/ado du même âge pourrait aussi bien jouer à Sable qu’à Zelda. Graphismes épurés, univers visuel riche et intelligible, personnage principal adolescent, quête initiatique, tous les ingrédients sont là. Sauf que dans Zelda, Breath of the wild, on bute. On bute, on bute, mais qu’est-ce qu’on bute ! Monde ouvert classique, les décors on beau être un peu cartoon, un peu sympa, on reste dans un looter à la Skyrim, tout ce qu’on croise, on le dégomme, on lui pique ses bails, on l’exploite à grands coups de pioche dans la gueule. Mais avec un personnage tout kiki, donc, ça paaaaasse… y compris pour les plus jeunes.

The Legend of Zelda: Breath of the Wild, Nintendo, 2017
« Voilà Link, juste sous la flèche là, le gonz avec son collier d’os et son pagne, tu me le saignes s’il te plait, tu me le découpes à grand coup d’épée (acier inox) civilisatrice. Montre lui que l’homme blanc se laissera pas piquer sa gâtée par des sauvages. » Colonel Sacamerde, Grand Trouducul De La Légion D’Honneur
Je t’aime, je te tue
Nous sommes plusieurs à penser, depuis notre coin d’avoine sauvage, au milieu du maïs extra-terrestre, que, plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne se sera achevée. Peut-être. Le problème, c’est que nous avons tous laissés nos êtres devenir des éléments de l’histoire-qui-tue, et que nous pourrions bien nous éteindre avec elle.
Ursula K. Le Guin, La théorie de la Fiction-Panier, 1986
Et là vous vous dites que vous pensiez lire un article cool sur Sable et vous vous retrouvez pris au piège dans un pamphlet démolissant votre jeu vidéo préféré. Ben c’est que votre jeu vidéo préféré n’est qu’une immonde merde impérialiste et néo coloniale grimée en personnage Haribo. Sérieusement, quel besoin d’aller faire chier des villages de trolls qui vous ont rien fait ? Ils sont là depuis plus longtemps que vous, ils sont moins bien armés, ils sont peut-être pas très bô, mais selon quels critères ?
Finalement la question se pose et se repose toujours à savoir pourquoi quand quelque chose nous fascine : on le détruit ? Dans un cas d’école comme Shadow of Colossus – et dieu sait que j’aime ce jeu malgré ses contrôles les plus pétés de l’histoire du jeu vidéo, mais j’y reviendrai probablement un jour dans un article sur The Last Guardian – , chaque colosse suscite l’émerveillement et l’admiration. Alors finalement, pourquoi les tuer ? Le monde n’est-il pas plus beau à les imaginer le parcourir de leur démarche lente et chaloupée ? Si bien sur, et vous me rétorquerez que Fumito Ueda a bien rattrapé le coup dans The Last Guardian justement — bien vu.
Pour sortir du jeu vidéo, un peu, et pour faire comprendre pourquoi ces questions sont graves, c’est que c’est exactement la même qui se pose aux chasseurs : ton cerf, ton orignal, ton buck, ta bête lumineuse, puisqu’il est si bô, pourquoi donc que tu veux le buter, tas de merde ? La place des animaux n’est guère plus enviable que celle de « l’autre » dans les jeux vidéo, comme dans la vraie vie. Beefsteacks, trophées, moyens de transport domestiqués, décorations dociles (« pet »), ou sauvages à abattre, les animaux et autres créatures imaginaires et merveilleuses sont juste une ressource de plus à utiliser, exploiter, humilier, tuer.
The Deer Cam : Un cerf autonome dans GTA V, Un Bot pourrait faire ça, 2016
C’est quoi notre problème ? Faut être sacrément niqué de la civilisation pour continuer à chier des jeux pareils non ? Et pour continuer à y jouer en plus !!!
Nous ne sommes finalement pas sortis de notre enfance, puisque dès que quelque chose de bô se présente à nous, il nous faut manifester notre impuissance en le détruisant purement et simplement, du château de sable des plages de Vendée aux contrées de Sable des vents hallucinés. Pour une toute petite fois on goûtera donc ce que Sable a à nous proposer, dans un genre ludique qui a pourtant fait couler des milliards de litres de pixels rouges sous des ponts aux allures étranges, ornés de visages durs et blafards, les faces tenaces de nos vieux ennemis : patriarcat, colonialisme, empire.
2 réflexions sur “Sable : éluder l’élu.e”