Illustration ↑ : Stray (BlueTwelve Studio, 2022).
Normalement, à VDE c’est moi le bon flic, et Ursula, c’est la mauvaise flique. Moi je fais l’éloge du médium jeu vidéo, elle la critique ; moi j’arrive avec des étoiles dans les yeux, la rédemption de la culture populaire, l’intelligence dans le fun, tout ça.

Mais, parfois, j’ai un peu honte. C’est l’industrie qui me fait ça, souvent, c’est-à-dire les « triple A », les jeux à gros budget, grosses productions, gros studios, grosses ambitions. Je n’en veux pas à quelqu’un en particulier dans l’industrie, non, mais plutôt à ce qu’elle produit, à la fois en interne, et dans les jeux eux-mêmes, et chez les joueurs : de la hype, de la prévente, de la déception, de la souffrance professionnelle, et j’en passe. Tout ça pour des jeux qui sont, allons-y à la louche (parce que bon c’est pas vraiment ça mon sujet là), des jeux de merde. Après No Man’s Sky, je me suis dit qu’on ne m’y reprendrait plus, à mordre aux belles promesses, et puis ça va, depuis, je me suis tenu à distance de pas mal de titres qui m’auraient probablement tenté par le passé : Red Dead Redemption 2, Cyberpunk 2077, GTA V… Une fois, de temps en temps, je craque et j’en pirate un, parce que j’ai vu des images quelque part et mon cerveau reptilien reprend les commandes, il me convainc que oui, non mais ça va le faire, ce sera bien, de se balader dans Night City, ce sera beau, juste pour une promenade, quand même merde, voir la gueule que ça a, c’est quand même LA ville de Cyberpunk 2020, incarnée ! Non, j’irai pour voir, sans faire les quêtes ni rien… et en général, j’abandonne le téléchargement avant la fin, horrifié devant le déversement pharaonique de gigas qui est le prix à payer pour tremper un orteil dans sa seigneurie le AAA. Il ne me reste plus alors qu’à observer le petit monde vidéo-ludique s’agiter quelques temps autour du jeu en question, comme des asticots sur un cheval crevé. Je sais qu’on va en entendre parler longtemps, de « ce » jeu si attendu, si hypé, et qu’on entendra tout à son sujet : du bien, du mal, des quolibets, des éloges, des analyses du white paper au dernier commentaire craqué sur reddit, ou l’inverse. Ça gueule à l’ouest parce que le jeu sort buggé comme une truie, à l’ouest parce que le jeu « ne tient pas ses promesses », et à l’ouest parce que soudainement on se rend compte que les employés du studio sont réduits en esclavage, et ça ne vous rappelle pas quelque chose ? Oui, c’est exactement la même histoire à chaque fois. Il ne manque plus que la fanfare, doot doot, tiens c’est quoi ? Ah oui, c’est le char de carnaval du AAA pété qui passe ! Non, bah c’est bon, merci, je l’ai déjà vu. Depuis 1993 et les audiences au Congrès, même les politiques américains ont fini par réussir à piger qu’un jeu vidéo ne se juge pas passivement sur des images. C’est avec honte que j’observe le public (des joueurs, a priori) lui-même continuer à tomber dans le même panneau.
De toute façon, je sais bien que ça va être pourri. Dès les premiers trailers, ça se sent, que ça va foirer, que c’est de la poudre aux yeux. Ces jeux-là sont trop gros pour vivre. SUV du jeu vidéo, blockbusters difformes, obèses morbides vidéo-ludiques. Tout ça pour ça, soufflent les développeurs cramés, en PLS, de retour chez eux pour la première fois depuis six mois. J’aurais préféré que le jeu vidéo apprenne du cinéma plutôt que de l’industrie automobile. Cette dernière a accompli le triste et honteux saut périlleux de réussir commercialement ces 30 dernières années avec des voitures de plus en plus lourdes, imposantes et polluantes, tout comme le jeu vidéo semble s’installer dans un modèle économique pervers consistant à pré-vendre des jeux qui sont de toute façon impossibles à réussir. Le Nouvel Hollywood avait vite fait réglé le problème de la nouvelle diversité des publics dès les années 70 : non seulement en créant de nombreux petits films différents (avec la « Nouvelle Vague » qui suivit Easy Rider), mais surtout en misant sur le dénominateur commun qui allait mettre tout le monde d’accord sur le seul « film à voir » : le spectaculaire. Même si trop univoque, c’était malin, et surtout, ça marche. La machine de production cinématographique à grande échelle a bien su pondre de bons films. Mais non, les AAA semblent systématiquement chercher à être des couteaux suisses ludiques, proposant mille et une expériences à la con à ses joueurs, de la pipe à la bombe atomique, comme s’ils voulaient surtout ratisser le plus large possible pour être sûr d’absolument toucher le maximum de public parce que vous comprenez on a fait travailler cinq mille types pendant des années ça a coûté extrêmement cher à développer il faut rentabiliseeeeerr!!!!!! Quand Sable ou Hades ajoutent la possibilité de pêcher à la ligne, c’est comme un afterthought ou une blague. Les AAA ont l’air d’en être encore au point d’essayer de cocher toutes les cases pour tout le monde, de pondre des jeux-mondes aux villes immenses, aux testicules équines à dimension variable, aux gameplay où il y a tout et son contraire, des jeux pour tout le monde et surtout pour personne.

Bref, ce serait un autre article. Je les laisse à leur triste sort. Non, je remets mes gants de velours de bon critique élogieux, je retourne à jouer à des petits jeux. Les Lotus du jeu vidéo. Colin Chapman, le fondateur de la marque de voitures britannique avait une devise : « Simplify, then add lightness. » Car la légèreté, c’est un cercle vertueux en ingénierie. Plus vous allégez votre machine, et plus elle sera efficace et moins elle requièrera de puissance pour fonctionner. Et moins elle requièrera de puissance, plus elle pourra être légère.
Des jeux à l’ambition humaine, donc. Des jeux même pas très durs, qui ne prennent pas forcément des dizaines d’heures à finir : Sable, Wytchwood, Subnautica, Tails of Iron, Stray, Loop Hero, Ghost of a Tale, Minute of Islands… C’est marrant, on dirait presque des jeux pour enfants. Des animaux gentils, des mémés sarcastiques – mais gentilles, des gameplay non/peu-violents, des musiques douces, des esthétiques cartoonesques… elle est où ma masculinité militarisée, mon gunplay à grosses couilles, mon gamergateux transpirant ???
Mes jeux favoris de ces dernières années tombent presque tous sous les mêmes patterns, je me surprends même à essayer de les détecter. Par exemple, je n’aurais pas été, je pense, tenté par le jeu Bear & Breakfast par le passé. Mais là, il commence avec un jeu de mot à la con, et ça me met déjà de bonne humeur. Ensuite, je vois la tête qu’il a avec ses animaux anthropomorphisés et sa forêt simpliste, sa map toute petite, et j’ai l’ampoule du petit jeu qui s’allume, je me dis tiens ben ouais, allez pourquoi pas. Et si finalement je l’abandonne après une poignée d’heures parce qu’il est trop « doudou » et trop « Crossing-like », pour moi (oui, je sais, ça participe au phénomène wholesome et ce n’est pas exactement ce dont il est question ici), j’aurai croisé sa route avec une décontraction certaine, voire quelques rires, bien loin, par exemple, de l’horrible petite heure que j’ai soufferte à me farcir le début de Death Stranding (et RDR2, et GTAV…).

C’est une question d’échelle. Stray fait le malin avec son (très joli) chat plongé dans un monde à échelle humaine, mais Ghost of a Tale l’avait parfaitement compris il y a quelques années. J’avais adoré me glisser dans le pelage de cette souris plongée dans un monde de rats, un monde donc un tout petit peu trop grand pour elle. On s’y sentait comme un gamin qui passe le repas sous la table. J’avoue ne plus goûter à la liberté de jouer que dans un environnement réduit. Pas forcément minimal, mais qui a au moins la politesse de ne pas m’agresser avec la « superficie record » de sa carte (je n’achète pas une baraque, je joue à un jeu vidéo), et me laisser vivre le territoire pépouse, sans la pression d’avoir à tout voir, sans la nécessité de tout pacifier, voire de pacifier quoi que ce soit. Un monde qui se moque de ma présence (re-spawn des ennemis mous dans Wytchwood), ou qui me laisse cartographier à mon rythme et parce que ça me chante (Subnautica, The Longing), voire qui n’existe qu’au fil de la construction que j’en fais (Loop Hero), ou même qui n’a strictement aucun intérêt (Vampire Survivors). Et surtout, tout simplement, un environnement qui n’est réellement grand qu’à l’échelle de mon personnage (Tails of Iron, Ghost of a Tale, Sable, Stray, A Short Hike). J’y retrouve, je crois, et ce n’est pas peu dire, la fascination naïve que je pouvais avoir étant gamin devant certains jeux, en débutant l’exploration d’un univers dont je savais bien qu’il n’était pas infini, et dont les coutures étaient souvent visibles, mais que j’avais plaisir à imaginer plus grand à l’aide de quelques petits indices économes posés par-ci par-là par les level designers (par exemple dans Dune, ou Dark Forces…).

Quelque part, la manière qu’a eu le AAA d’occuper le créneau de l’open world l’a rendu foncièrement déprimant. De la promesse divine de l’open world : celle d’un monde ouvert (oui, ça paraît con à dire comme ça), les sagouins ont fait un supermarché, une galerie commerciale. Un mall. Les open worlds sont devenus avant tout des zones à conquérir sans gloire, à recouvrir de drapeaux merdiques de conquérant paresseux. Des environnements comme des tableaux Excel de cases à cocher, des achèvements Steam à collectionner, où le seul challenge qui reste, c’est de tout se palucher, de tout voir, tout faire, tout ratisser en long et en large comme un lion dans sa cage. Explorateur de pacotille, car sans danger. Explorateur vil, car venu pour conquérir et laisser derrière lui un territoire qui a perdu son sens. Est-ce bien étonnant après tout, quand les mall furent, Alexis Blanchet le rappelle dans son excellent Des Pixels à Hollywood, les lieux de naissance commun des petits jumeaux du divertissement de masse fin XXème : le Nouvel Hollywood, celui des blockbusters, et le jeu vidéo dans les salles d’arcade.
Dans « mes » petits jeux, rien de tout ça. Le monde qu’on y traverse le temps de la partie se fichera bien de notre passage, et c’est tant mieux, et tant pis si c’est moins « réactif ». Sable l’illustre à merveille. Ce qu’on vient y faire, c’est un rite de passage à l’âge adulte, au cours duquel on apprendra que Gaïa n’est ni notre maman ni notre putain. Si le monde de Sable nous écrase en silence lorsque l’on se fait trop ambitieux, il accueille avec grâce lorsque l’on sait s’y contenter d’une petite place. Émotion presque cosmique du jeune admirateur d’étoiles : entre la terreur face à l’indifférence silencieuse du monde, et joie absolue de la découverte de sa riche beauté. Cet équilibre est peut-être à méditer en termes de game design. Je me suis toujours senti particulièrement terrorisé par l’aménagement holistique du centre commercial, dont la velléité contre-nature d’envelopper son visiteur a quelque chose de très louche. Trop éclairé pour être honnête. Les gueulantes connectées de gamers snowflakes masculinisés (pas peur du paradoxe, l’internaute) et l’empressement de l’industrie à soigner les bobos UX / UI qu’elle a elle-même produits, tout ça ressemble beaucoup trop à une crèche pour adultes. Sable était soi-disant buggé ; j’y ai joué depuis le jour de la sortie, sans déconner, je ne les ai pas même pas vus les bugs. Je me délecte de la décontraction avec laquelle le studio a sorti les patchs, parce que, oui, c’était franchement pas grave, et ça ne cassait pas le jeu. Donnez moi des petits univers, comme celui de Sable, même buggés, s’il le faut. Mais petits. Des petits mondes. Mais des mondes : un monde, ça se contrefout de ses habitants, et c’est ça qui le rend épique. « A world that doesn’t care about you », selon les mots du réalisateur de Subnautica, Charlie Cleveland. L’habitant s’adapte à son monde, et pas l’inverse (voir les théories des « mondes animaux et mondes humains » de Jacob Von Uexküll).

J’en reviens à cette idée qui me trotte depuis un moment (depuis Doom 2016, en fait) : que le secret de la maturité ludique se trouve peut-être plutôt du côté de quelque chose d’enfantin, d’une certaine naïveté assumée, d’une légèreté, d’une petite échelle, plutôt que du côté des émotions sérieuses, ou (en vrac) de la narration à grande échelle, du grand toutouyoutou du spectacle complet, du jeu qu’il faudrait respecter parce qu’il est fun ET questionnant à la fois. Oui, je mets Death Stranding et Spec Ops: The Line et The Last of Us dans le même panier, et je vous donne rendez-vous pour un prochain article sur l’esprit de sérieux dans les jeux vidéos.
Ceci dit, pour éclaircir mon projet de « maturité naïve », il faudrait déjà se dégager d’une certaine idée adulte de l’enfance, celle de l’enfant comme une sorte de demeuré, gentil, mignon, mais incapable de goûter la joie sans une avalanche de couleurs acidulées et de personnages gagas. Quelqu’un qu’il faut, quand on le lâche en liberté dans un espace nouveau, surveiller de près, guider d’une main invisible (mais de fer) faite d’icônes envahissantes. Un couillon à protéger, dont il faut édulcorer les narrations au risque de… ? (je ne sais pas quoi, à part d’avoir Familles de France à sa porte). Un certain modèle Disney-esque de la narration dont Shigeru Miyamoto n’a jamais caché l’influence sur ses jeux, si « exemplaires ».

Non, de ce dont je me souviens, et de ce que j’observe, l’enfance n’a rien à envier à l’âge adulte en terme d’intelligence et de capacité à ressentir l’hostilité indifférente du monde. Bien au contraire, puisque avant l’âge adulte, il est naturel de se sentir plongé dans un monde qui n’est pas aménagé pour soi (ne serait-ce que de par ses dimensions) et dans lequel on ne connaît pas son rôle, sa fonction ou la signification de son existence (puisque celle-ci ne viendra, avec un peu de chance, qu’avec les années). C’est une période de la vie tout en ambiguïté, tout autant susceptible de générer une angoisse paralysante chez l’un qu’une ambition destructrice chez l’autre. Ce bel équilibre, celui d’un explorateur curieux et prudent à la fois, c’est exactement celui que l’on trouve dans « mes petits jeux ». Subnautica en est l’exemple parfait. Tout le jeu repose sur cet équilibre. Nul besoin d’un univers démesurément étendu pour instiller au joueur cette bonne vieille peur pascalienne : être plongé dans un milieu irrespirable (l’eau) suffit à ralentir les velléités de l’explorateur. Nul besoin de la promesse de mille vierges au héros belliqueux qui sortira vivant du carnage colonisateur : de simples moments esthétiques fugaces suffisent.
Et le petit monde redevient grand, parce qu’on n’y est plus pris par la main. Subnautica est le seul jeu où j’ai dansé avec des PNJ (oui, des poissons), pour le pur plaisir d’un geste, insignifiant pour le monde, certes, mais beau, et surtout inoubliable, à mes yeux.

Une réflexion sur “Eloge des petits jeux”