Contre le jeu de société, épisode 2 : vacuité

Chaque retour de vacances est toujours un moment privilégié pour cracher sur les jeux société qui ont pollué nos trop rares interactions sociales en compagnie des êtres humain.es qui nous sont cher.es et avec lesquel.les nous peinons pourtant à avoir des relation profondes et dignes de ce nom.

Comme les silences sont interdits au paradis du fun brûlé au 3ème degré, il faut remplir les vides et occuper l’espace pendant que les congés payés crament sous le soleil du mois d’août. C’est qu’on veut tous et toutes profiter de nos vacances, pas question de laisser peser un trop grand malaise face aux colonnes de fumée qui s’élèvent ça et là autour de nous : sortez donc la boite de jeu, par pitié !

Oui la boite, la grosse boite même. Une grosse boite de jeu bien rigide, avec pas grand-chose dedans, si ce n’est beaucoup de plastique, beaucoup de carton, mais surtout beaucoup de vent. Un gros trou d’air dans une grosse boite. C’est qu’il faut le vendre le zéphyr sous blister, et quoi de mieux qu’une grosse boite pour ça ?

Banco ! Alors, qu’avons-nous là ? Du vent, ça on l’a dit, du plastique, on l’a dit aussi, un plateau de jeu en carton, mais surtout un livret de règles copieux et mal écrit, l’assurance d’un moment long et pénible, durant lequel les plus courageux.ses, mais surtout les plus joueur.euses vont s’employer à essayer de comprendre comment que c’est qu’on joue au jeu. Car personne ne sait y jouer à ce jeu bien sur, vu qu’il est neuf, vu qu’on vient d’ouvrir la grosse boite et déballer quinze mille merdouilles en plastique, vu que les rayons des magasins de jeux regorgent de grosses boites à déballer, ducoup y’en a toujours une nouvelle à déballer dont personne ne connaît les règles.

Qu’à cela ne tienne, le jeu a déjà commencé, mais à un niveau supérieur, méta : le jeu qui consiste a comprendre les règles. Décrypter son langage graphique, découvrir le lexique propre à son lore – car il en a un de lore, oui Môsieur, et pas des moindres !!! – , bref apprendre comment on joue au jeu dans la grosse boite. Pendant ce temps là, les autres, plus distraits, qui attendent que les grands horlogers décodent la pierre de rosette, laissent leur regard dériver sur les diverses merdouilles sorties de la grosse boite, cartes, dés, pions, jetons, aussi visuellement insignifiants que la boite était grosse. C’est que pour porter un lore aussi riche et fouillé, il faut les meilleur.es illustrateurices, de véritables artistes ! C’est ça qu’on paye aussi : la DA ! Et comme la DA est sublime, il ne fallait pas moins qu’une grosse boite pour lui rendre hommage avec plein de petites merdouilles pour porter sa traîne.

Des rayons entiers qu’on vous dit. Des grosses boites empilées sur des grosses boites, avec des « DA », des « artworks », et surtout des « gameplay » bien ficelés et palpitants qui vous feront vivre de sacrées « aventures ». Certaines sont même « par les créateurs de » la grosse boite d’à côté, celle qu’on avait bien aimé y jouer l’été dernier. On aime toujours y jouer, et vous savez pourquoi ? Parce que c’est collaboratif. Et collaborer, c’est bien. Jouer les uns contre les autres, c’est fini voyez-vous, c’est mal en fait. On est pas là pour s’engueuler, on est là pour passer un moment sympa ensemble, déjà que l’air est saturé en dioxyde de souffre, on va pas en plus devoir supporter les mauvais.es joueureuses.

Place au respect de l’environnement et de nos karmas rabougris : place aux jeux bio. Comme nous ne sommes apparemment plus capables de jouer « contre » quelqu’un sans se payer un ulcère, on va plutôt jouer « avec ». Pas de conflit, pas d’opposition et encore moins de confrontation, on veut de la collaboration, de la co-construction et des partenaires sociaux (vu qu’on joue à un jeu de société, right?). Jouer en collaboratif c’est bon pour la santé, c’est SAIN.

Donc maintenant c’en est fini de gifler les autres avec les liasses de billet du Monopoly, on va plutôt devoir faire des trucs « ensemble ». 5 heures passés dans la même voiture pour venir, les courses à Inter, mettre la table, manger, visiter, prendre l’apéro, s’adapter aux autres partout et tout le temps, trouver sa place – aussi précaire soit-elle – dans le groupe, prendre sur soi pour arriver à vivre en harmonie avec les gens qu’on aime, tout cela n’est plus suffisant, en plus il faut apprendre a collaborer ensemble… même quand on joue. Et on vous priera d’être bons à ça s’il vous plaît, il faut être un bon « groupe ». Et si vous ne l’êtes pas, le jeu est là pour vous former à le devenir. Escape game à la maison, qui devient par conséquent une prison. Voyez ça comme du teambuilding domestique, être corporate, chez soi.

C’est quand même dingue qu’on ne puisse même plus mettre de branlées ludiques aux autres sans passer pour d’un autre âge, et pourtant le constat est clair : l’heure est au « partage ». Pas celui des ressources ne vous inquiétez pas, ni celui des revenus d’ailleurs, juste le « partage », le même que sur instagram, l’échange des masses d’air, leur fluctuation entre deux dépressions. D’une grosse boite à l’autre, l’espace-temps s’étire alors que s’amenuisent les dernières vraies possibilités d’échanges, les vrais moments de partage, parodiés dans l’espace du jeu derrière lequel tout le monde s’est caché pour ne pas avoir à dévoiler aux autres le profond malaise qui croît en lui ou en elle, dévorant tout à l’intérieur, quand tout brûle à l’extérieur, et ne laissant derrière qu’un vide immense.

Quelques croyances désuètes, de vagues relents moraux, deux trois souvenirs ternes, beaucoup de lâcheté et de couardise, nous ne sommes que des grosses boites de chair rigide abritant quelques merdouilles flottant dans un grand trou d’air. Plutôt que de perdre notre temps à faire société autour d’un jeu, ne pensez-vous pas qu’il serait grand temps de mettre tout ça sur la table à la place ?

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