Attention, grosse madeleine de Proust testostéronnée en approche, on va parler de Max Payne, le bullet time, toussa, que de souvenirs, snif, toute une époque, on savait encore faire des bons jeux ma bonne dame. Passé la première gorgée de nostalgie cependant, un arrière goût de déjà vu nous reste en bouche. Max Payne est un flic, et dans ce jeu éponyme tout lui sera permis, surtout de tuer. Retour sur un jeu culte validant l’image du « good guy » rédempteur, dont l’idéologie délétère fait encore aujourd’hui long feu.
Violent, vulgaire, bourrin, stupide : un excellent jeu de flics
Max Payne est un vil jeu de shoot, Max rentre chez lui, tout le monde est mort, il est dégoûté de la vie et beaucoup de gens vont mourir pour ça, mais seulement des gens méchants. Voilà qui est pitché ! Ça vous rappelle quelque chose ? Quoi, tous les « revenge movies » de mecs chafouins qui butent des tombereaux de vilains et de vilaines qui l’ont bien cherché après tout ? Ben oui, un mec, blanc, armé, dangereux, et « deg’ de la life qui est trop dure ouin ouin », le « loup solitaire », sauf qu’au lieu d’aller défourailler dans les maternelles, comme ce tocard fini pourrait le faire dans la vraie vie, Max va plutôt s’en prendre aux « méchants », histoire de légitimer ce déferlement de violence gratuite. Car bien sur, il est hyper fort, vu qu’on apprend toujours qu’il était un « super flic », ou un « ancien de la CIA », ou un « ancien agent secret », enfin bref, un type rangé, que la société est venue enquiquiner de façon vraiment inappropriée, le poussant littéralement à tuer beaucoup trop de monde.
On va revenir sur toussa, oh que oui, mais en attendant retenons ceci : Max a soif de shoot, et nous aussi, ça tombe bien ! Parce que chez Vallées de l’étrange on aime les jeux de shoot qui n’y vont pas par quatre chemins. Un jeu de shoot c’est débile, c’est un défouloir, et il n’y a rien de pire qu’un.e débile essayant de se faire passer pour un.e intello (je sais de quoi je parle). Bref, ne pas tergiverser, aller droit au but, droit au « play », laisser kiffer les gens aux manettes et ne pas péter plus haut que son cul, est la plus belle preuve d’intelligence que les développeureuses d’un jeu de shoot puissent nous donner. Amen.
Et Max Payne rempli ce contrat à merveille, puisqu’on défouraille sur tout ce qui bouge, et avec délectation. Le jeu est teubé à souhait, des armes, des munitions, des « painkillers » pour se soigner, shoot, munitions, painkiller, shoot, munitions, painkiller, ad libitum. Ceci étant posé, on peut donc tout en répétant cette exquise boucle de gameplay, profiter de tout ce que le jeu a à nous offrir autour des cadavres. Un New York noir et poisseux, des rues immondes même enneigées, des hôtels de passes lugubres, une ambiance virile aussi crasseuse qu’autodestructrice : un soin tout particulier est apporté à la narration environnementale, truffée de détails salaces, de petites touches vulgaires et cyniques teintées d’humour noir, n’apportant rien au récit, ci ce n’est de poser son atmosphère : délétère et je m’en foutiste. Tout y est gratuit, surtout le poids de la vie.

Moquette sale et d’une autre époque, posters de femmes dénudées, et lits vibrants, Max explore un lupanar. Oui, quand Max arrive dans cette pièce, le lit sur lequel trône cet ex-junkie mort d’une overdose, vibre.
Max Payne, Remedy Entertainment, 2011
Une physique souple et agréable, des animations bien gaulées, un rythme soutenu, un level design soigné et inventif, on peut dire que pour un jeu de débiles, Max Payne a tout de même un petit je ne sais quoi. A cela vient s’ajouter le fameux « bullet time », l’élégance du jeu (et ce sera bien la seule), permettant de défourailler en slow motion (au ralenti quoi), comme Neo dans Matrix. Cette mécanique a mis toute une génération d’ados sur le cul… Passées les paillettes, ce mode si particulier semble parfois superflu, presque trop maniéré par rapport à l’univers du jeu, tellement bourrin, et on aimerait arriver à s’en passer plus souvent si les méchants n’étaient pas aussi prompts à dégainer (de fines gâchettes, croyez-moi), pour privilégier un rapport plus direct entre le « clic » et le « frag », radical et gratifiant. Un jeu comme SUPERHOT (SUPERHOT Team, 2016) a depuis très bien repris la mécanique à son avantage (twistée, certes), la posant au centre de son gameplay et lui donnant beaucoup plus de sens et de force. Mais ne retirons pas à César ce qui que quoi, le « bullet time » c’était bien vu, c’était la classe.
Finissons maintenant de dresser l’éloge de ce jeu pour demeurés finis en évoquant quelques très belles prises de risques, aussi oniriques que surprenantes dans un cadre tel que celui-ci. Des scènes de « rêve » notamment (devenues fameuses elles aussi), lors desquelles nous revivons avec Max le traumatisme de son retour à la maison (« Honey, I’m home ! » suivi très rapidement de « Oh no, please god no… No, no, NOOOOOOOOhohohohoooooo… NO!!!! »). Cette séquence reprend celle d’ouverture du jeu durant laquelle nous découvrons avec Max les murs ensanglantés de sa maison, mais cette fois-ci tordue et déformée par ses songes et son inconscient dévasté par le chagrin et la haine. Un grand moment de jeu vidéo, soyons honnêtes, alors que les couloirs de la maison s’étirent à l’infini et que raisonnent les cris toujours plus loin, toujours plus proches.

Alors que Max parcours les méandres de son inconscient, recouverts du papier peint de la chambre de son nouveau né…
Max Payne, Remedy Entertainment, 2011
Max Payne n’est pas un mauvais jeu, loin de là. Il a vieilli (en témoignent les faces congestionnées et uncanny à souhait des protagonistes, Max en première ligne), mais il a aussi posé certaines bases, marqué son époque en déployant et exploitant tout ce qu’il était possible de faire avec un jeu de shoot à l’instant S, tout en gardant un réel plaisir de jouer, un réel plaisir à shooter, sans se prendre la tête. C’est pour toutes ces raisons qu’il est pertinent d’analyser également cet honnête et efficace défouloir sous un angle plus politique, à savoir : quel est ce récit éculé dont Max Payne est le nom ?
Flic : permis de tuer
Max Payne sort en 2001. La même année, suite aux attentats du World Trade Center, George W. Bush déclare que la lutte anti-terroriste sera celle du « bien contre le mal », préparant le terrain à une longue série de guerres et de massacres au nom du « bien », ducoup.
Comment justifier des montagnes de cadavres ? Comment s’identifier au meurtrier ? Comment s’identifier à un tueur de masse, un terroriste, un sociopathe… à un fou ? Comment faire adhérer à la violence, la rendre désirable ? Que ce qui est destructeur et contre-productif devienne nécessaire, quasiment vital. Il s’agit de rentrer en emphase avec cette effervescence d’hémoglobine, la valider, la légitimer, même inconsciemment.
C’est ainsi que le « good guy » entre en scène. Le « good guy », comme son nom l’indique, c’est un type… bien. Mais que la société a poussée à bout. Il a vécu un truc dur, traumatisant, abject. Alors qu’il est gentil, le gars. Gentil, mais pas con, attention ! Il emmerde personne, mène sa vie de famille bien rangée, tranquillou, et voilà que les « bad guys » viennent tout gâcher. Œil pour œil comme on dit. OK. Le mec rangé vient de s’octroyer un golden ticket pour déchaîner les foudres du daron de Belzébuth dans la face du « grand méchant monde ». Max se réveille. Et voilà comment on rend acceptable le massacre de dizaines de personnes. Parce qu’ils sont méchants. Ils sont « autre », n’appartiennent pas au même monde, ne sont pas faits du même bois. En conséquence, toute communication étant impossible, mieux vaut donc les tuer avant qu’ils nous tuent, NOUS ! C’est le pitch de TOUS les films d’action, ils sont tellement nombreux que je ne sais même pas quel exemple donner. TOUS les films d’action, TOUS les films de revanche, TOUS les films de guerre, et TOUS les films… de flics.

Dans un document audio édifiant publié en 2020, un policier noir en poste à Rouen rend compte des conversations de ses collègues le concernant. Au delà des propos racistes insoutenables, c’est toutes une logique antisémite, homophobe, sexiste, fascisante et suprémaciste qui est mise à jour. Les propos des policiers, aussi stupides qu’absurdes, porteraient presque à rire si ils n’étaient pas d’une violence extrême et si les policiers en question ne se disaient pas armés et prêts à en découdre (« Vivement la guerre civile. »). Au delà du problème du fascisme au sein de la police, c’est tout un mode de pensée à la fois victimaire et incroyablement agressif qui nous est présenté, des voix même des policiers incriminés. Persuadés d’être les « gentils », ils déroulent la liste des « méchants ». Terroristes? Tueurs? Bandits ? Nope, ici les « bad guys » sont les noirs (« nègres »), les arabes (« bougnoules »), les femmes sortant avec des noirs (« putes à nègres »), les juifs, les gauchistes, les homosexuels, les féministes, qu’il conviendra un jour de tous et toutes « purger ». Un document précieux à écouter absolument.
Dans l’imaginaire collectif véhiculé par les films et les jeux vidéos, la police peut faire un usage légitime de la force. Quiconque se met en travers de sa route s’oppose à l’État, au commun, à la collectivité, bref à tous et à toutes. La police ne doit donc souffrir aucune opposition et son droit à réprimer, et à tuer – osons le dire – est plein et inaliénable. La réalité est certes plus complexe (ah bon?), mais dans l’univers des fictions policières en tout genre, ils ont carte blanche : permis de tuer tout ce qui bouge (en plus de détruire la moitié de la ville). Certes ils se font engueuler par leurs supérieurs (L’Arme fatale, 1987, Die Hard, 1988, etc), et la vie n’est jamais facile pour ces bons gars qui ne veulent que bien faire leur travail : mettre les méchants hors d’état de nuire, peu importe les moyens pour y parvenir. Mais dans nos cœurs, la conquête est totale : nous sommes eux, nous les aimons, les admirons, les respectons, légitimant ainsi leurs massacres, voire même les y encourageant … parce que c’est BON de tuer les méchants, merde !
Flic : cette victime
Sur cette base saine et approuvée de tout.e un.e chacun.e, Max, ce bon flic, feu père de famille, peut donc ouvrir grand la porte des enfers et nous entraîner dans un déluge de poudre et de feu. Il est flic, il fait parti du camp des gentils, c’est un « good guy », il a donc notre bénédiction pour commettre un tas de crimes abjects.

Regardez-moi cet employé modèle, sacré Max!
Max Payne, Remedy Entertainment, 2011
Et il ne s’en privera pas le bougre ! On va s’en donner à cœur joie avec notre Maxou, en effet, observez vous même : 99 % des personnes rencontrées dans le New York de Max Payne sont des méchants, armés et agressifs en plus ! Certes les moyens de l’époque ne permettaient pas de garnir les villes de passants et autres quidams, et les scénaristes, malins, ont posé leurs décors dans un New York en proie à une terrible tempête de neige, justifiant que ses habitant.es restent barricadé.es à la maison. Malgré tout, les seules personnes « inoffensives » sont des camés prostrés sur eux-même (et armés, si jamais il vous venait l’idée de les sortir de leur torpeur à coup de chevrotine) et quelques clochards transits de froid (armés aussi certainement, pas essayé de les chercher). La ville est hostile, n’importe qui est un agresseur potentiel, dans le doute, mieux vaut donc tirer en premier.re.
Cette image de la ville sauvage, agressive et dangereuse est typique du récit sécuritaire et policier qui sévit notamment en France depuis de nombreuses années. Des CRS aux agents de la BAC, beaucoup d’agents des « forces de l’ordre » sont affectés loin de leur ville d’origine, et parachutés à des endroits qu’ils ne connaissent pas ou peu. La seule vision qu’ils en ont s’est faite à travers la télévision, les grands médias, les reportages chocs, les films et… les jeux vidéos ! Les voici donc aux prises avec un environnement qu’ils perçoivent comme extrêmement hostile, et dans lequel il va falloir se défendre. Tout comme Max, ils ont beau intervenir de l’extérieur, armés de pied en cape, ils ne se perçoivent pas comme les agresseurs, mais bien comme les victimes de cette jungle urbaine qui leur veut du mal et qu’il est nécessaire, pour ne pas dire vital, de mater.
Mais ce n’est pas tout, car l’hostilité ne vient pas que d’en bas, elle vient aussi d’en haut, de leur hiérarchie, de la justice et des politiques qui refusent de laisser les policiers exercer leur métier comme ils l’entendent. Max n’est pas en reste d’ailleurs, puisque dès le début de ses frasques il est lui même pris pour un criminel alors qu’il n’a fait que tuer des méchants. Il devient l’ennemi public, autant recherché des bandits que de ses collègues, qui n’ont décidément rien compris à rien. Max est SOLO. Mais il doit avancer, sûr de son bon droit et assoiffé de revanche, une revanche d’autant plus légitime qu’elle se confond avec les intérêts de la ville : la purge d’une belle bande de malfrats.
Didier Fassin, dans son ouvrage La Force de l’ordre, paru en 2011, restitue le suivi sur près de deux ans de brigades anti-criminalité (BAC) de région parisienne. Voici ce que le sociologue écrit :
A chaque fois que je me trouvais dans un véhicule, et notamment, bien sur, lorsque le désœuvrement commençait à miner l’énergie de mes compagnons de patrouille, j’étais frappé de la récurrence d’un discours mêlant récriminations à l’égard de l’ensemble de la société et lamentations sur leur propre sort. D’un côté les récriminations concernaient alternativement leurs supérieurs, qui ne les soutenaient pas, les magistrats, qui libéraient leurs suspects, les journalistes, qui caricaturaient leur métier, les élus locaux, qui prenaient toujours contre eux le parti des habitants, et plus largement le public : « Évidemment, on va encore dire que c’est la faute de la police » était l’une des phrases qui revenaient le plus souvent, en particulier lorsque survenait un événement dans lequel, justement, les forces de l’ordre étaient manifestement en cause, ce qui leur permettait d’avoir une confirmation en temps réel du soupçon de préjugé défavorable à leur encontre. […] L’impopularité et la défiance qu’ils imaginaient à leur égard se trouvaient pourtant démenties par les enquêtes d’opinion, qui montraient que la police demeurait, malgré les griefs que les Français avaient contre elle, l’une des institutions les mieux appréciées. Mais les gardiens de la paix ne semblaient pas lire ces sondages et continuaient à déplorer le désamour dont ils étaient les victimes.
Classique de la rhétorique policière face aux tribunaux, se positionner en tant que victime est le socle de la défense des agents mis en causes pour violences. La police a beau jeu de pleurer sur la justice, quand force est de constater que la justice la sert. Les plaintes de leurs victimes, ou des familles de leurs victimes, aboutissent quasiment systématiquement par un non-lieu pour les policiers, plaidant quasiment systématiquement la légitime défense. Ils étaient menacés, ils ont été contraint d’agir. La meilleure défense reste en effet l’attaque, et ce en inversant les rôles. Lorsque cette terrible rhétorique judiciaire est mise en branle, alors il faut aller jusqu’au bout, par conséquent la victime, non contente de ne pas obtenir réparation, sera donc condamnée. L’injustice est cinglante, elle frappe deux fois, aller, retour. Si la police a bel et bien été victime d’une agression, alors il faut punir les agresseurs. Dans un retournement sordide donc, les victimes de violences policières, lorsqu’aucune vidéo ne peut démentir la version de la police, se retrouvent à devoir payer des indemnités aux policiers même qui les ont agressés, quand elles ne doivent pas carrément faire de la prison, quand bien même elle se sont faites passer à tabac, ou pire.
La jouissance de frapper ou d’humilier un individus sans défense est à la fois un trait qui caractérise les fonctionnaires impliqués (mais évidemment, tous ne le sont pas) et un fait qu’il s’agit de comprendre (et du reste, bien au-delà des seules forces de l’ordre). […] D’un point de vue sociologique – et probablement politique – la question n’est cependant pas d’interroger les fondements psychiques, voire anthropologiques, du plaisir éprouvé à frapper un homme menotté ou à humilier un prisonnier, mais de comprendre ce qui le rend possible et acceptable. Il ne s’agit pas de prononcer des généralités morales sur les pulsions violentes, mais de saisir comment de tels actes en viennent à se produire sans susciter de réprobation. Ce qui rend possible la cruauté, c’est la représentation que la police se fait de son public, ou d’une partie de son public, comme ennemi fondamentalement différent : l’hostilité ne suffi pas, il faut aussi une altérisation radicale ; l’autre ne peut pas être un autre soi-même. Ce qui rend acceptable la cruauté , c’est la construction de l’individu en cause, comme un coupable qui mérite ce qui lui arrive : on doit le faire payer. C’est d’ailleurs ce que le pouvoir s’emploie, de son côté, à faire : en décrivant les jeunes comme des sauvageons ou de la « racaille », les ministres de l’Intérieur contribuent à rendre possible la violence et, lorsqu’elle est produite, y compris avec des conséquences mortelles, à la rendre acceptable, en présumant les victimes coupables, même lorsqu’elles ne le sont pas. La production et la légitimation de la violence ont ainsi un cadre politique plus large que les forces de l’ordre.
Didier Fassin, La Force de l’ordre, 2011
Des habitants de cités, aux habitants d’un New York en proie au vice et à une tempête de neige purificatrice, les lieux et leurs habitants se confondent en une seule entité hostile et nocive au « good guy ». De la poule ou de l’œuf peu importe : qui habite la ville hostile est donc hostile par nature, participant donc de l’hostilité de la ville. cqfd. Mettre un pied dans le New York de Max Payne, c’est donc nécessairement ne rencontrer QUE des fâcheux, justifiant dès lors de les « faire payer ».
La figure de « l’autre » est un formidable outil permettant à la fois de justifier qu’il faille l’éradiquer puisqu’il est une menace pour ses victimes en force ou en devenir, tout autant que son éradication implique une posture victimaire à posteriori, ses bourreaux se défendant d’avoir agit légitimement, lorsqu’ils doivent rendre des comptes. Cette boucle rétroactive renferme à elle seule toute l’ambivalence du rapport de la police aux « autres », qu’elle même prétend pourtant protéger. De façon plus prosaïque, Max Payne en est l’avatar, à la fois comme personnage de fiction et comme objet vidéo ludique, il concrétise cette ambivalence dans sa boucle de gameplay : shoot, painkiller, shoot, painkiller, bourreau, victime, bourreau, victime, etc.
Flic : made in France
Un chauvinisme mal placé doublé d’un anti-américanisme primaire veut que les français voient leur police différemment de celle des États-Unis, si raciste, comparé à la France. Si le passé raciste des États-Unis est indéniable et certes différent de celui de la France, il participe néanmoins d’une même dynamique historique, de la traite des noirs d’Afrique à la colonisation, dont les répercutions se font encore sentir aujourd’hui et ce dans le monde entier, y compris l’occident.
Les rhétoriques sécuritaires des villes dangereuses, des « quartiers sensibles » et autres « zones de non-droit », les visions manichéennes bien/mal, gentils/méchants, « l’autre » comme altérité indépassable, et enfin les postures victimaires, ne sont pas sans rappeler la politique du Front National en France, dont on sait également l’engouement rencontré dans la police pour le parti d’extrême droite. Grands syndicats de police aussi puissants qu’ouvertement très à droite (Alliance en tête); pages Facebook et autres WhatsApp (affaire des suprémacistes rouennais, vue plus haut) fermés pour propos haineux, racisme et bien d’autres; meurtres, tortures et mutilations répétées des populations non-blanches; il serait grand temps que les français regardent leur police en face et la voient pour ce qu’elle est : un organe d’État politisé, jouissant d’une certaine indépendance, toujours croissante sous la pression de ses syndicats dont le pouvoir ne fait par conséquent que grandir. La visée de cet organe est politique, son agenda est celui de l’extrême-droite et une très grande majorité de ses agents y adhèrent. N’oublions enfin jamais qu’en France, ces mêmes agents détiennent les armes et le droit d’en faire usage.
Le premier jour, étant arrivé au commissariat alors que les équipages de la BAC étaient en patrouille, je m’installai dans leur salle de réunion pour attendre leur retour. Ayant légèrement poussé la porte qui demeurait généralement ouverte, je découvris un grand poster de Jean-Marie Le Pen qui la couvrait entièrement du côté qui donnait sur le bureau. […] La présence du poster me déconcertait toutefois quelque peu car il suggérait deux choses : d’une part , que cette sensibilité politique était suffisamment distribuée, ou tout au moins imposée, au sein du groupe pour que personne n’y trouvât à redire ; d’autre part, que la propagande partisane pouvait s’afficher publiquement dans des locaux de la police, ce qui supposait une violation de la la neutralité supposée de l’institution, mais surtout une absence de la retenue qu’on aurait pu imaginer, ne serait-ce que par crainte d’une sanction administrative. […] Quand je revins deux jours plus tard, le poster avait été enlevé. Avait également disparu l’une des photographies de Vic Mackey, le détective violent et corrompu de la série télévisée The Shield : le premier soir, j’avais remarqué en effet que, sur le portrait, le front de leur héros était orné de trois lettres tracées au feutre noir : KKK. Certainement les policiers avaient-ils considéré que le poster et le portrait livraient à leur visiteurs un peu trop d’indices gênants.
Didier Fassin, La Force de l’ordre, 2011
Les films, séries et jeux vidéos américains abordant la question de la police, ne sont pas aussi déconnectés qu’on pourrait le croire des questions relatives à la police en France. De l’excellente série The Wire, à la plus récente We Own This City, mettant le focus sur la ville de Baltimore, rongée par des policiers corrompus et voleurs, il n’y a finalement qu’un pas vers nos banlieues françaises, où là aussi visiblement, les policiers, et les agents de la BAC plus particulièrement, volent les dealers et « perquisitionnent hors du cadre légal ». Les policiers eux-même se réclament de la culture américaine (parfois la plus douteuse), de The Punisher, à Vic Mackey, à… Stifler, le personnage masculin aussi vulgaire que stupide d’American Pie. Devenu depuis la sortie du premier opus en 2001, une dynastie de jeux vidéo et même un film, Max Payne n’est pas bien loin.

Vic Mackey (Michael Chiklis), anti-héros de la série The Shield. Malgré les différentes interprétations qu’on peut avoir de la série, son personnage principal et sa bande d’affreux, bien qu’attachants par certains aspects, sont présentés comme de réels pourris et ce jusqu’à la fin, apothéose de cauchemars. De A à Z, Vic Mackey est une ordure finie, quand bien même il se démène pour son fils autiste et se persuade qu’il agit « bien » (« the right way »), c’est un assassin prêt à tout pour arriver à ses fins et qui agira toujours dans son intérêt.
Vic Mackey est l’archétype de l’homme blanc, viril, violent, borné, persuadé de son bon droit. C’est un authentique pourri, activant à l’envie le levier bourreau/victime, toujours contraint qu’il est de devoir agir de façon extrême pour pouvoir faire correctement son métier, à savoir : « nettoyer les rues ». A l’instar de Wayne Jenkins dans We Own This City (d’après une histoire vraie, contrairement à The Shield, fictionnel), Vic Mackey est un flic aux pratiques douteuses et connues de toustes, cependant force est de constater qu’il obtient des résultats : il nettoie bien les rues. A la fois encouragé et contenu par sa hiérarchie inféodée à une politique du chiffre, qui essaye de le cadrer autant que faire se peut tout en lui laissant les mains libres, Vic est persuadé d’être dans le vrai, de faire les choses correctement, même si cela implique de se les salir, les mains. Lui au moins a le courage de le faire.
Retrouvant le rouleau compresseur judiciaire vu plus haut, transformant une victime en coupable et inversement, Vic Mackey, pris dans la même logique, doit toujours aller plus loin, encore plus se compromettre pour se protéger encore et toujours des « autres », politique, justice, bandits. Tout comme Max, il a mis le doigt dans l’engrenage, maintenant il faut aller jusqu’au bout, pas le choix. Persuadé de son innocence, il avance de méfaits en méfaits, de crimes en crimes, victime d’un broyeur dont il doit se sauver, lui et les siens. Mais surtout lui. Wayne Jenkins, policier de Baltimore condamné à 25 ans de prison en 2018, est tout autant persuadé de son innocence dans We Own This City, de son bon droit à voler, extorquer et envoyer des innocents en prison. Il ne se voit pas comme un pourri, mais comme un type bien, encouragé par sa hiérarchie, qui non contente de ne pas le mettre à l’écart, le promeut au grade de lieutenant, avant que le FBI ne lui tombe dessus.

Wayne Jenkins/Vic Mackey, une affaire de gros cous.
Ces histoires à l’américaine, ne sont pas sans rappeler l’affligeant film français BAC Nord, sorti en 2020, également tiré d’une histoire vraie, celle d’agents de la BAC de Marseille accusés notamment d’avoir extorqué de la drogue à des dealer, selon eux pour payer des indics. Les agents de la BAC étant connus pour leur droiture et leur probité, ils sont dépeints dans BAC Nord comme de bons flics véhéments, soucieux de faire leur travail quitte à outrepasser les règles d’usage et tomber dans l’illégalisme quand leur hiérarchie les lâche alors qu’ils sont sur le point de faire une grosse prise. Et la prise a bien lieu, hourra. Sauf que l’IGPN (la police des polices) les a mis sur écoute et se penche sur leur cas. Il faut croire que la France aime décidément très fort sa police, puisque le film, contrairement à ses homologues états-uniens, prend alors une direction larmoyante et pathétique concernant le sort des ces braves types, soucieux du bien commun et prompts au travail bien léché.
Sans aucune prise de conscience et bien malgré lui, le film fait étalage des mécaniques politiques victimaires activées en permanence par la police française et ses syndicats, encore une fois – désolé d’enfoncer le clou – identique à la politique menée par l’extrême droite en France, depuis des décennies et ravivées lors des dernières élections présidentielles avec la candidature du fasciste Eric Zemmour — en témoigne la projection de BAC Nord à l’occasion d’un grand oral sur la sécurité organisé par le plus gros syndicat policier, Alliance, en présence de Valérie Pécresse, Gérald Darmanin, Éric Zemmour et Marine Le Pen. Outre les pathétiques crises de nerfs bien viriles de l’acteur Gilles Lelouche (nominé aux Césars, BRAVO Gilles!) incarnant l’un des policiers ne comprenant pas l’opprobre dont il est la victime, le film garde sa pire des facettes quant au sort réservé aux habitant.es des cités que notre meute de cowboys consciencieux ont pour habitude de sillonner LBD au vent.
Pour exploiter la synergie bourreau/victime à son plein potentiel, BAC Nord présente « l’autre », c’est à dire les habitants de cité et des quartiers populaires, majoritairement noirs et arabes, comme une horde de bandits tout de survêtements vêtus, et surtout : masqués (!!!). Foulard sur le nez, casquettes, lunettes, ces gens n’ont littéralement pas de visages (rappelons juste ici qu’ils ne sont pas en manifestation, ils sont juste chez eux/elles (il n’y a pas de femmes dans les cités apparemment)). Comment mieux illustrer les propos tenus plus haut sur la façon d’envisager un « autre » auquel il est absolument et résolument impossible de s’identifier ? Ils n’ont même pas de visage. Ni le public du film et encore moins ses personnages auront la moindre chance de se projeter dans leurs vies à elles et à eux, laissant à BAC Nord tout le champs libre pour légitimer la violence des agents de police, nous la rendre acceptable, si ce n’est nécessaire. S’embourbant dans un embarrassant cop gaze, le point de vue adopté y est systématiquement celui des agents de la BAC, tout ce qui passe dans le champs de vision de la caméra en dehors de ses héroïques protagonistes n’étant que laideur, sournoiserie, couardise et malhonnêteté, bref : c’est la canaille, et EUX n’en sont pas. L’empathie avec les policiers devient alors totale quand ils se retrouvent eux-même traduits en justice : ils sont bel et bien les victimes d’une société qui marche sur la tête. Suite au scandale, l’un des policiers mis en cause (le vrai, pas Lelouche) sortira un livre au titre évocateur : Sacrifié de la BAC Nord.
Flic : seul contre toustes
Qu’en est-il des séries, films et jeux vidéos qui présentent des policier.ères qui sont tout l’inverse des Dirty Harry présentés plus haut ? Des Experts, à l’agente Gunderson de Fargo, Colombo, Derrick, Julie Lescaut, Fred de Polisse (joué par JoeyStarr :(), Chase de Pat’ Patrouille, les gars de La Nuit du 12, tous ces flics qu’on aime bien, celles et ceux « de la crim’ », qui résolvent des enquêtes, qui croient en leur boulot et qui l’accomplissent plein d’humanité et d’estime de l’autre ? Que sont-ils et elles devenus.es tout au long de cet article? Disons-le nous : ils et elles ne représentent une infime, très infime partie de la pratique réelle de la police. La réalité du travail d’agent.e de police est comme nous l’avons vu, tout autre.
Maigret, Navarro, Julie Lescaut… Ou plus récemment, Alex Hugo, Candice Renoir, ou encore Léo Mattéï, brigade des mineurs. Toutes ces séries policières — et la liste n’est pas exhaustive — ont deux points communs. Premièrement, elles ont offert de copieuses audiences à TF1, France 2, France 3 qui les ont produites et diffusées. Deuxièmement, et voilà le nœud du problème, elles sont largement éloignées du réel et n’apportent aucune critique de l’institution policière qu’elles ont choisie comme terreau narratif. L’essentiel de la production française n’interroge pas les dérives des agents, les pratiques discriminatoires, les violences, la laborieuse prise en compte des violences sexuelles et conjugales, la politique du chiffre et les ordres fluctuants de la hiérarchie, la responsabilité des gouvernements successifs dans cette situation, etc. Bref, les séries policières françaises ne questionnent pas le rôle que joue et que l’on fait jouer à la police aujourd’hui.
Télévision : une autre série policière est possible, Ismaël Halissat, Libération, 2021
Remarquons également qu’à rechercher des exemples de jeux vidéo « de flics », force est de constater qu’hormis Max Payne, ils ne sont guère légions nous mettant dans la peau d’un agent de police digne de ce nom. Max Payne sort clairement du lot. Là où le cinéma et les séries nous ont gratifié d’une immense galerie de flics hauts en couleur, le jeu vidéo a privilégié la figure du soldat. A chaque époque ses héros, à chaque média ses avatars. De façon générale, les « poulets » ont très souvent été relégués au rôle de cibles ambulantes pour shooters de malfrats, paradoxe des sociétés occidentales, entre amour et haine des « gardiens de la paix », attirance et répulsion pour les bandits qu’ils traquent.
Un sujet de lamentation supplémentaire à ajouter à la complainte du policier victimaire.
Si l’on considère donc l’ensemble de ces éléments et si on les confronte aux expériences réalisées dans plusieurs pays qui montrent de façon quasi constante que les patrouilles ne servent ni à réduire les chiffres de la délinquance ni même à diminuer le sentiment d’insécurité, on est bien conduit à penser que le travail de la police dans les banlieues a une fonction différente de celles qu’on lui prétend. En réalité, par le rapport de force qui s’institue à l’occasion des contrôles et à travers les humiliations qui les accompagnent, ces interactions font tout autre chose que de maintenir l’ordre public : elles sont un rappel à l’ordre social ; elles imposent à chacun de se trouver à sa place ; elles signifient au jeune de cité qu’il est un sujet de l’État, contrôlable à l’envi par ceux qui détiennent en son nom, le monopole de la violence légitime.
Didier Fassin, La Force de l’ordre, 2011
Contrairement aux jeunes de cités, aux noirs, arabes, femmes, homosexuel.les, trans, sans-papiers – et même contrairement aux «gauchistes » – , que la société française n’a de cesse de toujours remettre à leur place, à grands coups de tonfa en dernier recours ; les agents de police, eux, ont choisi d’être ce qu’ils sont. De manière générale, on peut imaginer qu’eux aussi ont tous mis le doigt dans un engrenage dont il est très difficile de s’extraire. Car plus l’injustice est cinglante pour leurs victimes, plus la compromission est grande pour les coupables. Par un puissant effet de corps, les agents se couvrent les uns les autres, et même les plus droits ont forcément vu des collègues mal agir, et ont gardé le silence. Victimes de l’État même qui les nourrit et de l’ordre social qu’ils défendent, ils n’ont d’autre choix que d’aller jusqu’au bout. Se positionner comme victimes n’est pas seulement leur bouclier, c’est aussi leur raison d’être, leur raison d’exercer. Seuls contre tous.tes.
Maximum pain
Max Payne est truffé de jeux de mots, d’humour noir, de clins d’œils cyniques et froids donnant le ton propre à cette ville de New York ensevelie sous la neige, mais aussi à l’état d’esprit de Max, toujours enclin à un bon trait désabusé, même dans les situations les plus glauques. C’est un homme seul, il fait mine de porter beau, mais il a pris tarif le Max.
Son nom lui même, Max Payne, est un jeu de mot avec « maximum » et « pain » (« souffrance »). Dur de dire qui est la cible de cette boutade : Max, pour la souffrance terrible qu’il porte depuis la perte des êtres aimés ou toutes celles et ceux qui ont, de près ou de loin, participé au naufrage de sa vie et qui vont devoir en payer le prix ? Les deux bien entendu, puisque Max est à la fois victime et bourreau, crime et châtiment. A l’image du « juge-pénitent » d’Albert Camus (La Chute, 1957), qui après avoir fait repentance se donne le droit de juger ses pairs, Max s’octroie le droit de punir à l’infini, puisque lui même a déjà « payé » — un autre tiroir a ajouter à son nom, «to pay » : « payer ». Payer et faire payer, ainsi Max, un autre « sacrifié » de la police, comprend à lui seul le paradigme des forces de l’ordre. Son personnage englobe l’impasse morale dans laquelle se trouve tout agent de police, isolé, mais à plusieurs, contre le reste de la société qu’il prétend pourtant protéger.
Les prophètes et les guérisseurs se multiplient, ils se dépêchent pour arriver avec une bonne loi, ou une organisation impeccable, avant que la terre ne soit déserte. Heureusement, je suis arrivé, moi ! Je suis la fin et le commencement, j’annonce la loi. Bref, je suis juge-pénitent. […] J’ai découvert qu’en attendant la venue des maîtres et de leurs verges, nous devions, comme Copernic, inverser le raisonnement pour triompher. Puisqu’on ne pouvait condamner les autres sans aussitôt se juger, il fallait s’accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres. Puisque tout juge finit un jour en pénitent, il fallait prendre la route en sens inverse et faire métier de pénitent pour pouvoir finir en juge.
La Chute, Albert Camus, 1957
En couverture de cet article : Max Payne, Remedy Entertainment, 2011