Boomer Summer

Avec mes étudiants en game studies, on discute. On discute de Doom, et en particulier du reboot de 2016. D’un air entendu, je remarque qu’il s’agit d’un jeu plutôt récent, bien sûr ; 2016 c’était hier, non ? La classe reçoit ma remarque avec une sorte de flou incrédule. On n’a pas trop envie de contredire le prof, mais… « Monsieur, quand on pense à Doom 2016, ça nous rend plutôt nostalgiques qu’autre chose. » Ca date. Et là, je me rends compte que le panel représentatif de la Génération Z que j’ai devant moi se souvient peut-être y avoir joué quand il était au collège.

Article écrit par Ludwig Wolfenstein, à écouter en musique.

Je prends un coup de vieux. Ancien, 2016 ? Oui. Non. L’erreur de perspective est autant la mienne que la leur. A leur âge, j’étais bien pris de nostalgie pour des jeux qui avaient une petite dizaine d’années… comme Doom (id Software), par exemple… en 2003, 1993 paraissait très loin. Tant de choses s’étaient passées ! Le collège, Quake, le lycée, la 3D, le bac, Matrix, la Playstation, ma première copine, Diablo (Fabien, zigouiller Diablo avec toi, c’était cool), mes premières années d’études, Pulp Fiction, Internet, quitter le nid familial, Fight Club, les CD audio, le CD-ROM, WipEout, Gran Turismo, le PC comme machine de jeu, Action Half-Life en réseau local (pardon Olivier, oui j’avais la gâchette facile), Internet, les MMO… Et à partir de 2003, plus grand-chose, clairement. Que s’est-il passé au 21ème siècle dans l’histoire du jeu vidéo qui soit aussi marquant, et surtout aussi fondateur que les événements des deux dernières décennies du 20ème siècle ? Ne vivons-nous pas dans l’héritage de ces quelques vingtaines d’années, celles du micro-ordinateur, des consoles, du multimédia, de la narration, du FPS, d’Internet… encore aujourd’hui ?

OK, boomer. Ces événements majeurs du 21ème se sont certainement produits, mais nous manquons peut-être d’un peu de temps pour avoir la perspective nécessaire pour les remarquer. Ça, ou plus simple : je suis officiellement devenu un réac du jeu vidéo.

Fast-forward, le début de cet été 2023. Les dernières copies enfin corrigées, mon fils toujours au chaud chez sa nounou, je contemple les quelques semaines d’oisiveté délicieuse qui m’attendent en me demandant à quoi je vais jouer. Car à vrai dire, le backlog de Ludwig n’est pas hyper chargé. Rien ne m’emballe tellement ; je ne me suis pas réservé ce moment de liberté pour m’immerger enfin dans un Elder Scrolls VI ou un Half Life 3 que j’aurais mis de côté. Ça fait longtemps, de toute façon, que les AAA ont été rangés par mon cerveau dans la même catégorie que les marchands d’huile de serpent. Lors de l’hiver de la sortie de Morrowind, en 2002, quelques jours après mon vingtième anniversaire (beau cadeau), j’étais irrésistiblement tenaillé dans mon appartement d’étudiant entre des fenêtres délabrées laissant entrer un froid polaire, et une tour d’ordinateur jaune et chaude qui animait un monde extraordinaire appelé Vvardenfell. Ce post-ado-là, avec son bonnet et ses mitaines, a envie de croire en Starfield. Le boomer que je suis va sérieusement s’interroger sur l’intérêt, pour lui-même et pour la planète, de télécharger 150go pour y jouer vingt minutes avant d’arrêter, définitivement saoulé par les « Bethesda faces » qui peupleront irrémédiablement le vide interstellaire de leurs remarques absconses. Le studio responsable de la saga Elder Scrolls se vante, avec la sortie de son nouveau jeu, d’avoir créé sa nouvelle originale IP depuis 25 ans. Slow. Clap. Les gardes de Skyrim avaient mal aux genoux en 2011 ; maintenant, c’est mon tour.

Rien ne m’emballe, rien ne m’habite. Les bras m’en tombent à l’idée de relancer certains de mes jeux « à long terme » : je n’ai pas envie de reconfigurer une énième fois mes touches dans Elite Dangerous. Je n’ai pas envie de me faire encore humilier par des petits rochers à l’intérieur des virages dans Dirt Rally. Je n’ai pas envie de faire un nouveau trek nu dans le blizzard dans The Long Dark, ni d’aiguiser mon stress post-traumatique dans Insurgency Sandstorm. Autant de « jeux », autant de souffrances. Alors je tente, je tente des trucs, je télécharge des jeux un peu au pifomètre. Pas beaucoup, une douzaine par jours peut-être. Je fais ça proprement, j’épluche Internet pour découvrir de potentielles pépites, et j’installe, et j’attends le bon moment pour tout tester. Je range les icônes sur mon bureau en attendant. « T’as encore installé un jeu ??? » demande une voix dans ma tête. Oui, mais cette fois, c’est MON disque dur ! Je fais ce que je veux avec mes gigas, papa ! Je teste aussi des démos pendant Steamfest, pendant Indiefest (ou quelque chose comme ça), j’épluche les lots de charité de centaines de jeux que j’ai achetés sur Humble Bundle pour Black Lives Matter ou la guerre en Ukraine, je racle les fonds de itch.io comme un filet de pêche obstiné défonce du corail. Je check plusieurs fois par jours des sites pirates qui s’évertuent à cracker sans discrimination les trucs les plus surréalistes de Steam. Des jours à télécharger, installer, chercher, ce processus plein de promesses, clair et satisfaisant, suivi par quelques minutes de jeu frustrantes, horribles, décevantes, le tout couronné par un grand accès de ras-le-bol, un « rage uninstall » généralisé où je vire tout sans autre forme de procès, sans même essayer les derniers arrivés, tant pis pour eux ! Et dommage pour les gigas téléchargés qui ont un peu réchauffé l’ambiance.

Désespéré… peut-être pas complètement car je suis pris, comme c’est souvent le cas avec l’arrivée de l’été, d’une irrésistible envie d’avoir de nouveau treize ans, et de m’assoir face à ma PS1 flambant neuve et son CD de démos. Au rang des petites madeleines, il y a l’odeur de la pelouse fraîchement coupée, et puis celle du polycarbonate fraîchement extrait du polystyrène. Alors je retourne à la source. Je n’ai malheureusement plus ma console d’origine ; j’en ai une autre, que je laisse en exposition dans mon bureau comme une sculpture, et j’ai plaisir à l’admirer en passant. Quand il explore la pièce, mon fils s’entraine à l’ouvrir, et l’allumer, même si elle n’est pas branchée, et j’entends cet inoubliable bruit de boutons claquer dans mon dos. Je ne peux de toute façon pas jouer avec : le son ne fonctionne pas et mon vidéoprojecteur n’a plus d’entrée analogique. Alors je retrousse mes manches, je réinstalle un émulateur propre et je digge mes archives « émulation », mes ROM PS1 : Porsche Challenge, Destruction Derby, V-Rally, Burning Road, Colin McRae Rally, Formula One 97, Driver, Micro Machines V3… Oops, oui j’ai eu une petite phase jeux de voiture à l’époque. Et oops, quelques-uns de ces jeux sont en réalité des feux de poubelle ! Pour certains, je me demande même si mon émulateur fonctionne bien. Ah oui ça, quand on n’a pas dépensé un mois d’argent de poche pour un seul jeu, on est un chouilla moins persévérant. Le petit retour nostalgique, dans ce genre en particulier, n’est pas clément, et j’aurais presque envie de retourner sur Dirt Rally. Ah tiens, lui aussi un jeu de 2016 ! Pas vieilli pour le coup ! Comme moi.

Crash Bandicoot N.Sane Trilogy (Activision, Sony, 2017)

Mais au rang de mes classiques PS1, il y a aussi Crash Bandicoot 1, 2, et 3… Allez – je pars en croisade : je vais me refaire les trois épisodes en entier. J’entame facilement le premier épisode. Il faut dire que c’est certainement celui que j’ai le plus souvent recommencé… jusqu’à ce que la difficulté augmente significativement dans ce fameux niveau 12, The Lost City, qui m’a jadis poussé à fracasser une manette contre le mur (pardon, Adrien, tu m’avais prêté la tienne). Dommage, car le suivant, Temple Ruins, joue l’un des meilleurs morceaux de musique du jeu. Et le suivant… Road To Nowhere… ah, c’est celui sur le pont de singe en ruines… euh, finalement, je vais arrêter. Ce jeu me donne aujourd’hui l’impression de me faire martyriser par un enfant de huit ans hyperactif baptisé Crash. La croisade s’arrête là.

Gran Turismo, VOILA le jeu qu’il me faut cet été. Le seul jeu pour lequel j’ai fait la queue à l’ouverture du magasin le jour de sa sortie, le 8 mai 1998 ! Faut dire qu’avoir un magasin de jeux vidéo pile en face de la sortie du lycée, c’était royal dans une décennie où de telles enseignes ne couraient pas les rues. Nickel, je vais me refaire toute une carrière, ça va m’occuper. Passer les permis, monter les échelons des catégories de compétition, acheter lentement mes petites autos modestes, en commençant par une tripotée de kei cars moins puissantes et plus légères que les trottinettes qui me font l’aspi le matin quand je vais déposer mon fils chez la nounou. Ça, ma bonne dame, c’est un bon arcade-sim, sans pression de jouer avec un volant et un baquet qui occupent une pièce entière dans la maison, sans nécessité se farcir un « festival » cringe et ses cinématiques cringe pour gagner le droit de faire quelques kilomètres. Non, mon bon monsieur, GT c’est avant tout des menus, superbes visuellement, très pénibles ergonomiquement, austères, abstraits, remplis de pleins de petites icônes aux velléités universelles et pourtant si cryptiques, et le tout enrobé dans du jazz ascenseur pseudo-prog-libre-de-droit. J’y passe finalement le plus clair de mon temps, dans ces menus, plus émerveillé devant la qualité de la modé d’une Miata digitale ca 1998 que devant la perspective monotone d’une course automobile longue et tout aussi austère, que je passerai tristement seul, loin devant toutes les IA après les avoir dépassées dans le premier tour en m’en servant comme béquilles dans les virages, et pilotant de plus en plus comme un alcoolo, en espérant en vain me faire enfin rattraper pour susciter un peu de compétition. Et ça, c’est si j’avais passé le permis.

Gran Turismo, 1998, Polyphony Digital

Allez, peut-être est-il temps de passer à autre chose ? Progressons ! Je n’ai jamais joué à Gran Turismo 2, et il paraît pourtant que c’est le meilleur de la série ! Chaud boulette, je télécharge une ROM, je lance l’émulation. Oups, par contre, c’est vrai que le 4/3, comme ratio, ça pique un peu en 2023. Ma Miata est toute perdue dans mon écran 21/9, qui chauffe beaucoup pour afficher deux grosses bandes noires de part et d’autre de la petite image. Qu’à cela ne tienne, je pars en croisade ! Je vais le faire tourner en 21/9, et APRES, j’y joue. Quelqu’un l’a fait avant moi c’est sûr je vais trouver la manip’ à faire. Et tant que j’y suis, je fais le faire upscaler aussi pour l’afficher en 4K et pouvoir admirer cette modé dans toute sa splendeur, au-delà de la bouillie de pixels paradoxalement inévitable lorsque des jeux prévus pour les écrans cathodiques se retrouvent sur nos dalles ultra HD occidentalement décadentes.

Fast-forward deux jours plus tard, je relève la tête du cambouis de démos youtube mirobolantes, de configs à moitié partagées sur reddit, et de sous-menus de réglages graphiques d’émulateur que je comprends à peine pour contempler un GT2 4K 21/9 superbe… et ennuyeux comme la mort. Mon été mérite mieux. Ça y est, j’en ai marre ! Ce n’est plus le doux parfum de ma PS1 fraîchement extraite de son carton (la seule chose qui m’en reste encore aujourd’hui, merci papa et maman de l’avoir conservé) que j’inspire. Tout ça commence sérieusement à avoir un parfum de naphtaline. Peut-être ne suis-je plus fait pour ce monde vidéo-ludique ? Franchement, qu’est-ce qui me pousse à m’acharner à essayer d’extraire de ce bordel ambiant de AAA, F2P, indies, démos et promos une pépite que personne ne m’a jamais vraiment promise ? C’est un peu le syndrome de la brocante, quoi : après avoir trouvé par hasard un truc cool (pour moi ce fut Hyper Light Drifter (Heart Machine) en… 2016), me voilà accro au shoot de plaisir de la découverte. Une bonne chose ? oui, si je trouve quelque chose, super, sinon, c’est un cauchemar dans lequel ma progression est infiniment ralentie par une armée de poussettes. Et allez, encore une poussette dans la brocante ! Ah oui merde, c’est la mienne.

Suis-je devenu un vieux con (vous avez deux heures) ? Un vieux fantôme hantant en râlant les couloirs sombres de Steam-la-brocante à la vaine recherche de vieilles sensations imaginaires, de vieux jeux magnifiés par les souvenirs, et surtout d’un contexte de Far West vidéo-ludique qui n’existe définitivement plus ? Suis-je enfin prêt à haïr le médium et sa nouvelle hégémonie, et ses pubs COD (Call Of Duty) sur les bus qui menacent de nous écraser le matin quand on traverse la rue avec mon fils ? Me croirez-vous si je vous dit que la salvation de mon été viendra d’un FPS tchèque et de Wolfenstein 3D ?

Silas Warner, créateur de Castle Wolfenstein (Muse Software, 1981)

Ah, Wolfenstein. Silas Warner, né en 1949, créateur du jeu initial Castle Wolfenstein, était un vrai boomer, pas comme moi. Et je soupçonne la largesse avec laquelle mon propre père me laissa buter du nazi du haut de mes dix ans dans Wolfenstein 3D de provenir de cette communauté internationale des boomers emprunts du mépris absolu du nazi. Une haine claire et pure comme celle de quelqu’un né avec le vent des explosions de la Seconde Guerre mondiale dans le dos. En 1992, il était bien naturel de dégommer du nazi par brouettes et d’en rire en musique. « Qui va se plaindre d’un jeu où l’on tue des Nazis, symbole universellement accepté du Mal ? », écrit John Romero dans son autobiographie Doom Guy. Si le jeu pouvait gêner, c’était plutôt par son florilège de croix gammées et de portraits 8-bits d’Hitler que par sa « violence ». Ouf ! Non, le nazi était alors devenu une sorte de père fouettard, de grand méchant loup de la culture dont on allait certainement pas se priver de se gargariser de sa défaite. Indiana Jones et Papa Schulz auront veillé à ce que je prenne la relève du trope dans ma jeunesse.

Et je me replonge dans la resucée de Wolfenstein 3D bien nommée Brutal Wolfenstein, comme un poisson dans l’eau. Cette eau de mes bains d’été de mes dix ans est bien sûr un peu bleue comme les murs de brique du château nazi, mais surtout écarlate des hectolitres de sang versé par mes ennemis, comme le veut la tradition des mods pour Doom portant le préfixe « Brutal ». Brutal Wolfenstein est un mod pour Doom 2 (1994) réintégrant l’ensemble des sept épisodes et (à la louche) 150 niveaux d’origine de Wolfenstein 3D (1992). Pas grave si je vous ai perdu. On est juste là pour défourailler des ennemis sans la moindre ambiguïté et… pas seulement. On est là aussi pour se perdre, pour explorer, pour backtracker à tout va, cette activité vidéo-ludique aujourd’hui parfois taxée de rétrograde (pun intended) consistant à forcer le joueur à trouver la clé indispensable pour atteindre la fin du niveau à l’extrême opposé de celui-ci. Je passe du temps à tuer des nazis, oui ; mais aussi pas mal à tourner en rond ensuite, dans de grands couloirs vides et repeints en rouge, peuplés de sprites de cadavres un peu tristes, à la recherche d’une clé manquante ou d’une porte qui m’échappe. Et ça m’amuse. « Longe toujours le mur de droite et tu finiras par t’y retrouver », m’a dit mon père quand je m’interrogeais sur ma capacité à retrouver mon chemin dans l’horizontalité labyrinthique que id Software appelait en 1992 level design. Fast-forward trente ans plus tard, je suis référent GPS et orientation pour toutes les vacances.

Le pire, ou le mieux, c’est que je n’ai pas vraiment l’impression de jouer à une version cocaïnée de Wolfenstein 3D. Bien sûr le gore est indéniablement supérieur, mais la présence dans la culture de masse de cet humour sanguinolent est aussi bien différente. En 1992, le slapstick horror était réservé à une élite qui se retrouvait sur Canal+ parfois très tard la nuit, et avant ça encore, dans des cinémas douteux. Aujourd’hui, il faut quelques piscines d’hémoglobine de plus pour susciter l’hilarité. Et, bon, franchement, ça marche. Brutal Wolfenstein reprend à l’identique le cocktail surdosé de Brutal Doom, à base d’ultra-violence visuelle bien sûr, mais surtout au feedback over the top, avec des armes trop puissantes, trop bruyantes, trop balèzes, qui secouent l’écran pire que les cyclistes qui nous frôlent quand on se promène dans le chemin piéton avec mon fils.

Brutal Wolfenstein 3D (Zio McCall, 2014)

Qu’y avait-il de compliqué là-dedans, AAA ? Ce mod, sorti initialement en 2014, aujourd’hui disponible gratuitement dans sa version 7.0 polie comme un diamant (prend ça, Early Access), tu aurais pu me le vendre. Eût-il été payant, qu’acheté je l’aurais. Bah. Je suppose que je ne suis plus la cible marketing idéale. Je suis juste un adulte en manque de JV, avec du temps et de l’argent à perdre. C’est vous qui voyez.

Alors, voilà une bonne étape, j’ai trouvé un jeu qui m’a plu, et j’y ai joué jusqu’à plus soif. J’en ai extrait la dernière goutte de A+ et de O-. Mais le souci, c’est que je crois que je suis devenu accro. Accro aux jeux vidéo ? Aux fast-FPS, en tous cas. J’en redemande. Plutôt que de consulter mon médecin traitant, je me suis plutôt penché sur l’actualité du boomer shooter, ce nouvel ancien genre de FPS si délicieusement old-school et niche à innovations à la fois. Faut-il rappeler à quel point Brutal Doom avait inspiré ce fameux Doom 2016 ? Je n’ai pourtant pas été émerveillé par le genre jusqu’à présent. La plupart des boomer shooters me laissent particulièrement froid, voire triste, comme un vieux rêve ré-exploité sans la passion des premiers jours, comme un SUV électrique MG. A croire que le modèle originel du doom-like (terme utilisé par la presse spécialisée française des 90’s) était si fécond que chacun en a retenu une composante fondamentale différente : le multijoueur, le jumpscare, un humour potache discutable (de Duke Nukem 3D jusqu’à Ion Fury), ou encore une quête de surpuissance un peu trop premier degré (Warhammer 40000 : Boltgun). Car ce qui survit au fil des ans et semble perpétuellement frais dans le fast-FPS, à mes yeux, n’est rien de tout ça, mais deux choses bien clairement identifiées, et un peu oubliées : le level design d’une part, et le game design d’autre part. Tout le reste, tout ce qui était valorisable dans le jeu de 1993 était de l’ordre de la nouveauté à l’époque, et comme mes genoux, c’est aujourd’hui sans grand intérêt.

Côté game design, on a oublié que less is more ; peut-être a-t-on cru que limiter le nombre d’ennemis et d’armes dans Doom à une grosse demi-douzaine était une limitation due à l’archaïsme des machines en 1993. Curieux quand même que quelqu’un d’hypermnésique comme John Romero se soit limité à un si petit nombre de paramètres. Et les FPS modernes offrent beaucoup trop de choses à gérer pour retrouver la vibe de Doom. C’est peut-être mon Alzheimer qui parle, mais il me semblait plus amusant de jongler avec une quantité humainement gérable de paramètres, que de crouler sous une avalanche d’options impossibles à intégrer mentalement dans la tactique en temps réel typique du genre. Mais encore une fois, peut-être suis-je trop faible pour en gérer plus. Appelez-moi Pentium. Aujourd’hui, jouer est devenu un truc de masochistes, prêt à en chier. Les faibles et les vieux n’ont plus leur place dans ce medium, comme me l’indique d’ailleurs clairement Beton Brutal lorsque je triche.

Côté level design, le bus magique COD a depuis longtemps écrasé la complexité lovecraftienne (merci, Sandy Petersen) et l’abstraction assumée (merci, John Romero) des niveaux de Doom 1993. Et ce n’est pas le reboot de 2016 qui m’aura rassuré, avec sa fausse complexité, sa vraie linéarité, ses arènes carcérales. Quelque part, peut-être à cause du clivage 2D/3D, une certaine similarité entre le metroidvania et le fast-FPS a été oubliée, et pourtant, il y a bien plus en commun entre Doom et Castlevania Symphony of the Night que l’on ne le suppose habituellement. Mais qu’importe le level design, quand on a les open worlds ! Qu’importe l’identité visuelle quand on a Speedtree !

HROT (Spytihněv, 2023)

HROT a parfaitement compris tout ça, et atterrit dans mon été désœuvré avec la grâce d’un Mil Mi-26S irradié. C’est un simple cocktail vodka-Quake (id Software, 1996), qui reprend du FPS d’id tout le gameplay, enrobé d’un monochrome de caca d’oie lavasse et assaisonné d’ennemis à l’animation et à la modélisation foireuses qui sont délicieusement en phase avec le contexte pré-chute soviétique du jeu. Backtracking, pièges et clés, trappes et environnements à tiroir à gogo, après quelques minutes, je suis de nouveau moulé dans la paranoïa survoltée standard du joueur de Quake au long cours, qui se méfie de la moindre porte, du moindre objet à ramasser, toujours susceptible de déclencher un closet plein d’ennemis qui s’ouvre derrière lui. Ça ne m’empêche pas d’aller toucher systématiquement aux placards électriques, alors qu’ils ne font jamais que me donner une décharge et quelques points de dégât. Appelez-ça une manie complétionniste. Sait-on jamais, le jeu est suffisamment pervers pour avoir caché un secret dans l’un de ces placards. Et je me rends compte, en agrémentant mon article de la bête que vous avez trouvée en haut de cette page, que j’ai une certaine tendresse pour les ennemis de HROT. Je ne les hais pas, au contraire ; ce cheval, c’est mon p’tit pépère équin. Au fond, je crois que la rigidité maladroite de ses pattes me le rend plutôt sympathique, sa faiblesse polygonale me rappelle un temps innocent. On est loin du curseur calorifique placé sur le diamètre de la gonade.

Est-ce à dire que c’est avec les vieilles recettes que l’on fait la soupe pour les vieux ? Certes, le jeu n’a rien de révolutionnaire, mais il a le mérite d’être efficace, et il semblerait que ça soit déjà pas mal. HROT est emblématique à mes yeux, s’il en fallait encore la preuve, qu’il vaut mieux une bonne idée bien née qu’un milliard de mauvaises mal branlées. Chose que l’industrie lourde du JV n’a pas l’air de vouloir comprendre et je me demande avec impatience quand viendra l’heure de son Cleopatra, cet échec commercial qui avait inquiété Hollywood et ouvert les esprits à la possibilité d’un « autre » : des films, toujours à gros budgets, toujours réalisés par trois cent personnes, mais avec une âme, aussi. Avec des années derrière nous remplies de Vampire Survivors et d’Undertale, des jeux minimaux et cheaps aux retombées commerciales et culturelles majeures, ce ne sont pourtant pas les Easy Rider du jeu vidéo qui manquent pour mettre un coup de pied dans l’ordre établi. Mais les Blade Runner, les Mad Max: Fury Road, je ne les vois pas.

Et la morale de cette belle histoire, me demanderez-vous ? Et bien j’en sais rien, ça s’est pas vu que cet article était random ? Je n’arrive toujours pas vraiment à faire sens de ces vingt dernières années vidéo-ludiques, à part pour y voir une industrie devenue assez triste. Devenue non pas adulte, active, épanouie, intéressante, mais vieille, dépassée par les événements, fatiguée, embourbée dans ses habitudes et sans idée de comment faire autrement…. et je m’y connais.

Bien sûr il y a des exceptions, et la grande vague indie aura heureusement sauvé les choses. Mais Sable, c’était il y a déjà deux ans, et mes grandes émotions vidéo-ludiques se font plus rares. De retour devant mon bureau Windows ultralarge après le sevrage des vacances passées loin de l’ordinateur, j’y contemplerai avec circonspection les icônes des jeux que je n’aurai pas eu le temps de lancer avant de partir. Ils sont peut-être corrects, mais je ne trouverai pas la volonté de les exécuter, comme on disait sous DOS. Je pense que l’univocité critique des années 1990 me manque probablement. Il ne faisait pas vraiment de doute pour quiconque, et ce dès leur sortie, que Another World, Doom ou Myst seraient éternels. Aujourd’hui, leurs équivalents me semblent noyés dans une masse indéterminée et j’ai l’impression de les aimer seul. Maintenant que le medium est mainstream, je n’ai plus la joie d’y participer sans réserve, et c’est ainsi que je me sens voué à m’exiler dans le maquis indie.

Allez, allez, pars en vacances, Ludwig, loin de tout ça. Fais un break IRL. Ah, tiens, t’as amené ta Switch ? Tu joues à quoi ? Ah bah oui… Zelda. Damn.

Une réflexion sur “Boomer Summer

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