30 Ans de Jazz Démoniaque

C’est ton anniversaire, Doom. Décembre 1993, décembre 2023 : trente ans. Éteignons les lumières. Allumons les bougies. Il n’y a pas de gâteau, et mon cadeau est théorique. Je m’inspire des écrits anciens d’un philosophe méconnu, panégyriste du sacrilège ; et d’une musique disparue, qu’on entendait autrefois jouée dans des caves obscures. L’ambiance, sombre et joueuse, est posée. Comme tu aimes, cher vieil ami.

Trente ans, c’est un âge auquel le besoin de renouveau se fait souvent sentir. Par exemple, en musique, c’est alors que le genre « métal » passe par une étrange mue : conservant ses valeurs et son esthétique infernale, tout en se défaisant de ses vieilles habitudes sonores, il devenait dans les années 1990 « dark jazz », un nouveau style bâtard. Ses noms sont multiples : on l’appelle aussi horror jazz, black jazz, ou… doom jazz. 

De la même manière, alors que l’on s’agite niaisement autour de moi pour célébrer la naissance du fils du Dieu chrétien, j’aimerais profiter de cet âge charnière que tu fêtes en ce mois de décembre obscur, pour te baptiser.

Car j’ai remarqué, au fil des ans, à quel point nous avons eu du mal à te définir une bonne fois pour toutes. A ta naissance, et durant les quelques années qui suivirent, on parlait, pour te décrire toi et tes suiveurs, de « Doom-like ». Il faut croire que tu avais amené quelque chose de tellement inédit que l’on ne savait le décrire qu’en utilisant ton prénom. Puis, alors que tu entrais dans ta première décennie, tes disciples, les autres jeux vidéo qui avaient suivi tes traces, étaient désormais si divers que l’on se mit à les désigner par l’acronyme froid et général de first-person shooter : « FPS ». Toi qui étais resté si jeune et si énergique, cela m’a toujours semblé être un terme bien trop vague et trop clinique pour te décrire. Et puis, alors que commençait ta deuxième décennie, et que l’on voyait désormais en toi un précurseur et un ancêtre, une nouvelle génération de jeux vidéo vit le jour en cherchant à réactiver ta saveur originelle. Certains, peu imaginatifs, les appelèrent « fast-FPS ». D’autres, prompts à taxer une telle entreprise de passéisme, ironisèrent le terme de « boomer shooter ». 

L’évolution de l’usage des termes « Doom Clones » et « FPS » dans les posts Usenet

Et à chaque fois, Doom, tu étais là, inchangé, pour ainsi dire, prenant part à la nouvelle génération avec une fraîcheur bien conservée. Mais ces variations, et les succès mitigés de tes disciples ne trahissent qu’une chose : ton vrai nom, Doom, n’est pas encore connu. Et au risque de la présomption, c’est aujourd’hui que j’ose entreprendre de te trouver un nom en accordance avec ta vraie nature. Ce que tu es, Doom, est ceci : du jazz démoniaque.

Par là, j’entends quelque chose de différent du doom jazz auquel je faisais référence plus tôt, malgré la confusion des termes. Dans le doom jazz, nulle référence à Doom le jeu vidéo ; le terme y est utilisé pour convoquer un imaginaire obscur et brumeux. Le groupe, allemand, auquel revient l’honneur de la paternité du genre est appelé Bohren & Der Club Of Gore. Leurs performances, plongées dans des ténèbres percées de quelques lanternes, ne laissent apparaître que des instruments animés de leur propre volonté. Et lorsque leur leader notoirement pince-sans-rire Christoph Clöser sort de l’obscurité, c’est pour délivrer des platitudes au public avec le baryton monocorde d’un spectre. 

Bohren & der Club of Gore en concert à Hamburg, Nochtspeicher, 28.02.2014, hds

Non, la définition du jazz démoniaque, je veux ici la construire. Le genre n’existe pas ; il sera tout entier pour toi.

La signification du terme est double. Deux choses, distinctes, mais que tu relies avec cette force tranquille qui est singulièrement la tienne. Premièrement, tu existes sur le mode d’une pratique musicale qui resta toujours un peu ésotérique pour ses non-adeptes : le jazz. Ce que tu fais, ou, plus exactement, ce que l’on fait, quand on joue ensemble, Doom, on le fait à la manière d’un groupe de musique, jouant du jazz. Deuxièmement, ce qui fait sens dans nos parties, ce sont des valeurs démoniaques. Et je ne parle pas que des hordes de créatures débarquées de l’Enfer que tu fais apparaître à la surface de ta représentation. Je fais référence à quelque chose de bien plus profond, qu’un obscur auteur « J.H. » a autrefois exploré dans ses écrits. Voyons tout ça en détail.

D’abord, donc, jazz. Ce qui sonne, parfois, peut-être, pour certains, comme de la « musique de vieux » (c’était mon cas, quand nous nous sommes rencontrés, Doom), ne le fait que parce que cette musique ne s’est jamais totalement débarrassée d’une certaine aura de mystère. Sans déclic dansant pour le swing, et sans l’imaginaire sulfureux des clubs, comment goûter à ce qui fait l’éternelle jeunesse de ce que mon fils de trois ans appelle « la musique des oiseaux » ? En réalité, sous cette exclusivité apparente, le jazz a toujours été de nature libératoire, jouissive, et identitaire. Libératoire pour les instrumentistes, qui y ont évacué, d’un haussement d’épaules, les compositeurs pesant sur leur pratique ; jouissive pour l’auditoire transporté, en transe – comme à la Messe, mais sans la culpabilité ; identitaire, pour les Noirs-Américains qui y construisirent quelque chose d’inédit, singulier, rien qu’à eux, et partagé bien sûr avec d’autres « ethnies », tant qu’elles étaient in the know. Et cette triple fonction n’a connu qu’une seule source, toujours sulfureuse : l’improvisation.

Certains théoriciens de l’improvisation musicale, comme Derek Bailey dans son livre Improvisation, Its Nature And Practice In Music (1993), suggèrent que la spontanéité créatrice ne pouvait être que la première modalité de pratique sonore pour l’humanité. Il paraît certes peu probable que les compositeurs aient précédé les instrumentistes. Mais le génie du jazz fut de codifier l’improvisation. Loin de l’anarchie à laquelle certains retourneront avec l’apparition du free jazz dans les années soixante, l’improvisation jazz durant la première moitié du 20ème siècle fut au contraire bien cadrée. Et à vrai dire, c’est au sein de ces règles qu’un langage et une liberté ont pu voir le jour. L’impro jazz est idiomatique ; c’est un langage. Au même titre que la phrase suivante d’une simple conversation verbale entre deux personnes est à la fois totalement imprévisible et absolument compréhensible, les notes jouées par un groupe de jazz improvisant sont à la fois toujours la même chose et toujours différentes. On y joue des « standards », des morceaux partagés d’un groupe à l’autre, d’une génération à l’autre, mais la manière dont on les joue est à chaque fois renouvelée. Et c’est la même chose qui se déroule dans une partie de Doom. Depuis trente ans, c’est toujours la même chose, les mêmes niveaux, les mêmes ambiances, les mêmes monstres, mais la manière dont toi et moi nous reconfigurons ces éléments est chaque fois renouvelée. 

Cette nécessité, que ce soit pour le jazzman ou le joueur de Doom, de s’installer dans un cadre normé et défini par des règles pour donner naissance à une interprétation libre, à des décisions et des choix, c’est à vrai dire quelque chose de commun à tous les jeux. Et la similitude entre Doom et le jazz va plus loin. Quelles sont les règles qui font du jazz un idiome ? Il y a, d’une part, une distribution du jeu des acteurs en fonction de leurs rôles ; et, d’autre part, l’ordre dans lequel ces rôles vont s’imbriquer ensemble. 

King Oliver and his Creole Jazz Band, Chicago, 1923 © Gilles Petard/Redferns/Getty Images

Du côté des rôles, traditionnellement, ils sont au nombre de quatre : la basse, la batterie, le piano, et le cuivre. Avec des permutations possibles : d’autres instruments peuvent évidemment officier à l’un des quatre postes.

La basse, première, se pose, et définit l’accord et l’harmonie dans laquelle le groupe va jouer. L’ambiance, le ton, c’est elle qui nous le donne. Dans Doom, ce rôle est joué par la représentation, la couche visuelle et sonore du programme. Textures, éclairages et musiques composent un vocabulaire triple, entre futurisme technologique, cauchemar gore, et abstraction infernale, trois tonalités disponibles pour servir, pures ou mélangées, d’ambiance à la partie. 

A la basse, donc : Tom Hall (directeur créatif), Kevin Cloud (artiste), Bobby Prince (musicien). 

Exemple de solo : le « Evil Eye », cette texture étrange remise en service par John Romero dans ses mods One Humanity et Sigil 2 (2022, 2023) comme interrupteurs.

Sigil 2 (John Romero, 2023).

Vient ensuite la batterie, qui ne joue pas forcément un rôle mélodique ; elle est avant tout un moteur, un drive, pour créer le sentiment d’une temporalité, d’une évolution, d’un rythme. C’est elle qui fait exister la musique dans la durée, au fil de ses percussions, et donne le sentiment d’une expérience qui évolue, alors même que tout se répète. Dans Doom, ce rôle est joué par le level design, cet art abstrait de l’architecture, tout entier pensé comme l’outil d’aménagement de l’expérience du joueur, pour lui donner un espace dans lequel exister, et surtout, une raison d’avancer. Car progresser dans le jeu d’id ne passe pas nécessairement par l’extermination de tous les ennemis, mais avant tout par la découverte de la dernière salle, qui donne accès au niveau suivant. Comprendre et mapper mentalement cet espace, s’y retrouver, débloquer les salles verrouillées en dénichant les keycards, c’est bien cela qui pousse le joueur à avancer. Et cette progression se déplie dans la durée.

A la batterie : John Romero, Sandy Petersen, American McGee, Shawn Green (level designers).

Exemple notable de solo : E3M2, un niveau dont la carte a la forme d’une main.

Puis, le piano. Son rôle, c’est d’accompagner ; c’est le faire-valoir, le partenaire, le contrepoint, qui vient enjoliver, commenter, refléter et tendre la main à l’improvisateur principal qui viendra ensuite. Dans Doom, ce rôle est joué par les ennemis, à la fois tout à fait prévisibles et toujours en train d’innover. Prévisibles, car agissant selon des patterns prédéfinis qui les définissent chacuns et les différencient les uns des autres. Imprévisibles, car leurs « décisions » de déplacement et d’attaque ne sont jamais deux fois les mêmes d’une partie à l’autre. Parce qu’ils réagissent aux improvisations du quatrième membre, leurs actions ne sont jamais répétées. 

Au piano : Kevin Cloud (artiste), Adrian Carmack (artiste), John Carmack (programmeur).

Exemple notable de solo : ces moments où les démons s’attaquent entre eux, semblant se disputer la primeur du massacre du joueur.

Le quatrième membre, c’est, en général, un cuivre. Trompette, saxophone… qu’importe ; son rôle, c’est d’être la star, le « front player », au centre de l’attention, exploitant un maximum de liberté dans l’improvisation pour créer ses solos, ces moments de bravoure suspendus entre expressivité et technique. Et bien sûr dans Doom, c’est le rôle du joueur. C’est pour son bien que tout le reste de l’équipe s’est rassemblée : design, environnements, ennemis, tous sont là pour rendre possible l’expérience du joueur, et surtout pour la rendre excitante, valorisante, et éternellement renouvelable. Passage secrets, complétionnisme, speedrunning, difficulté… il y a de multiples manières de personnaliser son jeu.

Une fois l’équipe au complet, il ne reste plus qu’à jouer, improviser dans une structure commune. Dans le jazz, c’est la cadence, ou progression harmonique. C’est la succession d’accords qui définit la trame d’un morceau, la séquence, sa longueur et ses étapes, qui sert de base commune pour l’expression des quatre membres improvisant ensemble. Le blues en est une, par exemple. Cette base permet aux players de se retrouver en accord alors même qu’ils ne savent pas, chacun, ce que les autres vont décider de faire. Dans Doom, cette cadence est donnée par la boucle de gameplay : explorer, combattre, backtracker, trouver les clés, sortir du niveau… rinse & repeat, dans un ordre susceptible d’être modifié, bien sûr.

C’est donc établi : Doom, tu existes à la manière d’un groupe de jazz improvisant. Qu’en est-il maintenant de la partie démoniaque de ton nouveau nom ? Pour compléter le tableau, a priori, nul besoin d’aller chercher bien loin les démons. Certains contemporains du jazz au début du 20ème siècle n’ont pas manqué de s’offusquer de cette nouvelle manière sulfureuse d’être musicien.ne. Certainement, c’était là l’œuvre du démon ; et la crainte a ses survivances jusqu’à nos jours.

Le reddit TrueChristian (2023)

Cette panique morale, que Doom connaîtra bien, ne faisait bien sûr que refléter la force libératoire et expressive de ce nouveau médium musical, et les peurs de ses opposants. Dis-moi ce que tu accuses de satanisme, et je te dirai qui tu oppresses. Mais, lors de la naissance du jazz, l’idée de le qualifier de démoniaque aurait semblé risible pour ses partisans, qui n’avaient à aucun moment pour projet de faire l’œuvre du Malin. Non, les géniteurs du jazz n’avaient pas spécialement de lien à l’occulte. 

Mais l’accusation sera, par la suite, retournée à leur avantage par les créateurs de musique populaire dans tout le siècle qui va suivre. Il suffira qu’un bluesman prétende avoir vendu son âme au Diable en échange de talent, et nous voilà embarqués dans une danse joueuse qui, des Rolling Stones au heavy metal, ira jusqu’à carrément arborer le diabolique en étendard. Tout ça bouclé à la fin du siècle avec la naissance du doom jazz, c’est-à-dire, pas tout à fait un jazz satanique, mais du moins, un objet étrange qui n’est ni tout à fait du métal, ni tout à fait du jazz, mais quelque chose que l’on pourrait définir comme un jazz trempé dans l’esthétique et l’attitude démoniaque du métal.

Et c’est bien le même geste que tu fais, Doom, toi pur produit des années 1980, entre cinéma d’horreur et heavy metal grand-guignolesque ; tu reprends les valeurs et l’esthétique satanique à ton compte, et tu les injecte dans quelque chose de tout à fait étranger au cinéma et à la musique. Tu baignes dans une forme résolument assumée de noirceur chiquée. Ton bestiaire n’est pas spécialement cohérent et n’a pas spécialement l’intention de l’être, pas plus qu’un croisement carnavalesque entre Hieronymus Bosch et Hanna-Barbera. En réalité, après Alice Cooper, la culture populaire a définitivement intégré l’idée que le démoniaque a plus à voir avec le spectacle et le simulacre, c’est-à-dire un faire-semblant manifeste, qu’avec une quelconque foi en un occultisme dangereux.

All Classic Doom Monsters, DamianZombie, Deviantart

Ceci dit, cela ne suffit pas à mes yeux pour faire de Doom un objet démoniaque. En se contentant de cela, on en resterait au niveau superficiel de la représentation, qui n’est pas l’essence d’un jeu vidéo. Il ne suffit pas de se mettre une plume ; et l’être démoniaque ne se définit pas par les cornes et la queue. Ce qui est proprement démoniaque chez toi, Doom, ce ne sont pas les petites marionnettes de diablotins que tu agites sous les yeux du joueur ; non, à trente ans, tu n’effarouches plus personne avec tes bestioles, tu m’en vois navré.

C’est autre chose de bien plus profond qui me fait te qualifier de démoniaque par nature. Ce quelque chose, on ne le trouve explicité que dans les écrits d’un certain Jacques Henriot, professeur français responsable pour le développement, à la fin du 20ème siècle, de la « pensée de Villetaneuse ». Dans le champ des études ludiques, alors en lente renaissance, Henriot publiera deux petits livres aujourd’hui épuisés et qu’on s’arrache à prix d’or en seconde main. Et on le cite désormais, parfois, avec une révérence curieuse, aux côtés des poids lourds de la discipline que sont Roger Caillois et Johan Huizinga. Mais il reste dans l’ombre. 

Jacques Henriot en 1969.

Qui sait, on trouve peut-être encore, dans les rayonnages abandonnés de certaines bibliothèques universitaires, son court livret intitulé « Le Jeu », publié en 1969. Il faudrait traduire le titre par « Gaming », en anglais, car ce qui intéresse principalement Henriot, c’est l’activité de jouer. Page quatre-vingt quinze, on y trouve cette affirmation : « [Le jeu] présente un caractère essentiellement démoniaque. » Tu te doutes, Doom, qu’en lisant cela, je m’arrête. Comme beaucoup de ses pairs dans les champs des études ludiques « classiques », Henriot ne parle certainement pas de jeux vidéo et encore moins de toi. A vrai dire, en 1969, le jeu vidéo n’existe encore qu’à l’état de prototype dans quelques universités, majoritairement anglo-saxonnes. Cela ne nous empêche pas de nous demander ce qu’il entend par cette affirmation. Qu’est-ce à dire ? Que le jeu est l’œuvre du Malin ? Une perversion ? Du tout ; en théoricien universitaire, Henriot n’utilise pas le terme pour les valeurs qu’il connote (comme le fait le terme de doom jazz par exemple), mais bien pour la signification qu’il dénote.

Pour J.H., le jeu est démoniaque car il a lieu dans une brèche entre deux déterminismes : ceux, contraignants, de la nature ; et ceux, impératifs, de l’autorité. C’est bien ce que font les démons : ils ne répondent ni complètement aux lois physiques du réel, ni aux injonctions autoritaires divines. Ils en jouent ; ils prétendent y répondre… car ils sont là ; ils marchent sur cette Terre avec nous, griffent et mordent, mais la seconde suivante, ils disparaissent ou lancent une boule de feu ; et leur existence même est une monstruosité, un simulacre, une copie au énième degré qui singe la création divine en la rendant grotesque… alors même qu’ils y ont trouvé leur origine, puisqu’en tant qu’anges déchus, ils renient Dieu en complète connaissance des choses divines.

Chris Crawford, Dragon Speech, 1993.

Le démoniaque crée une troisième voie : il pourfend l’horizon fermé, compressé entre les deux déterminismes, un peu à la manière dont Chris Crawford traversa la salle de conférence à la fin de son Dragon Speech, lame au clair. Et jouer, selon Jacques Henriot, c’est donc s’engouffrer dans cette troisième voie. Dans le jeu, je ne suis plus complètement soumis aux déterminismes naturels ; j’entre dans un tiers monde, ni tout à fait réel ni tout à fait fictif. Les traces de craie qui délimitent la marelle sur le sol, réelles, fictives ? Elles prennent en tous cas un sens qui dépasse leur simple nature minérale. Le code qui donne naissance à Doom, réel, fictif ? Répond-il aux lois de la physique ? Oui, pour les transistors qu’il actionne (à moins que ça ne soit les transistors qui actionnent le code ?)… non, car les images qu’il produit sont immatérielles, simulacrales, sans chair ni pesanteur. Répond-il aux impératifs d’autorité ? Oui, celle du designer, qui définit les règles du jeu, l’ordre des possibles en son sein ; non, car le joueur les apprend et les réinterprète à chaque partie.

Ainsi, continue J.H., jouer, c’est vouloir, désirer : être à la fois ici et ailleurs. Ici, c’est le lieu où je désire : ce sont mes mains sur le clavier, mes yeux sur l’écran, mon cul sur ma chaise (de gamer) ; c’est le magicien d’Oz qui bosse et transpire derrière son rideau. Ailleurs, c’est le lieu où se projette ce désir à réaliser, c’est mon esprit, sur Mars, dans les pompes du Doom Guy, immergé dans la fiction ; c’est le grand visage effrayant et les effets pyrotechniques dont la bande à Dorothy sont les spectateurs. Et jouer, c’est, et bien, nécessairement les deux à la fois. 

Le Magicien d’Oz, Victor Fleming, King Vidor, 1939

La conséquence de cette équivalence jeu-démoniaque, J.H la décrit ainsi dans la page suivante : « Le jeu s’oppose au sacré. » Non pas au sérieux ; car il faut du sérieux au joueur, celui derrière le rideau. Il faut le skill de l’opérateur, pour bien jouer. Mais le sérieux seul ne peut jouer : il faut du rire, en même temps, de l’ironie. L’autodérision du joueur aux manettes, conscient du ridicule et de la fictivité de son entreprise, c’est bien cela qui maintient à la surface de sa conscience la nécessité de continuer à se plier aux règles, à opérer la machine ludique. Selon Ian Bogost, atteindre le fun passe par une prise au sérieux de l’activité concernée, et peut-être d’autant plus qu’elle n’en est a priori pas digne. Si Oz plonge en plein délire, et se croit subitement devenu un vrai magicien tout-puissant, il aura aussitôt fait d’oublier de pousser une manette sur sa console, et le spectacle s’arrêtera. Rire et sérieux vont ainsi main dans la main, dans un mariage nécessaire à l’existence de l’activité ludique. Et ce mariage n’a rien de vraiment surprenant ; allez voir ce qu’en pensent les grands comiques, les grands clowns ; ce sont les personnes les plus sérieuses du monde. Faire rire est un sacerdoce et un sacrifice, s’il en est un.

Non, ce que le jeu repousse repousse sa polarité opposée, c’est le sacré. « Dès que l’on prend conscience que l’on joue, nous voilà sacrilèges : on fait semblant. Il y a une opposition de nature entre jeu et sacré. » Le jeu s’oppose au sacré, car ce dernier est Un, il est plein, sans fêlure : « Dans l’exécution d’un rite, l’officiant adhère à son rôle, sans le moindre recul qui puisse lui donner occasion de se dégager de son acte, lui permettre de se voir en train de faire ce qu’il fait et de s’interroger sur le sens et la valeur de ce qu’il fait. » On ne demande pas son avis à l’enfant de chœur.

La fameuse « Doom Bible » rédigée par Tom Hall en 1993.

C’est aussi cette opposition au sacré qui, dans un second temps, justifie chez Jacques Henriot l’usage du qualificatif démoniaque. C’est bien ce qui s’est passé pour toi, n’est-ce pas, Doom ? Tes créateurs étaient si sérieux qu’ils annoncèrent dans un communiqué de presse au début de ton développement leur ferme intention de publier un jeu historique : « In 1993, we fully expect to be the number one cause of decreased productivity in businesses around the world » (id Software Press Release, 1993). Ils ont également systématiquement refusé de te sacraliser, jusqu’à, à contre-coeur, virer l’un des membres de l’équipe de longue date, Tom Hall, trop occupé à rédiger une épaisse « Doom Bible » pleine de narration et d’explications. Ils ont valorisé ta facette ludique et machinique : « It’s savage, funny, violent, smart, dumb, simple, and complex. it’s scarydarkfast » (Dan Pinchbeck, Scarydarkfast, 2013). Et ils ont évacué ta facette discursive : « Story in a game is like a story in a porn movie. It’s expected to be there, but it’s not that important » (John Carmack cité par David Kushner, Masters of Doom, 2003).

Le coup de génie absolu, et final, est dans le fait d’avoir choisi de représenter cet objet ludique, et par conséquent démoniaque, par celà même qui lui donne son sens profond : des démons. Visibles partout dans le jeu, ces ennemis à la fois si ridicules et si effrayants agissent comme un talisman pour garder ouverte la brèche ludique, ironique et sérieuse à la fois. J’en veux pour preuve la réaction des créateurs de ton offspring, vingt-trois ans après ta naissance, DOOM (id Software, 2016), lorsqu’ils couraient le risque de te sacraliser : ils en rirent. « Comme le rire, le jeu ronge le sacré », nous dit Henriot. L’impossibilité de te sacraliser, Doom, c’est cela qui fait ta force. Tranquillement, tu regardes le médium vidéoludique d’un regard amusé : ses agitations vaines pour effacer ta face opératoire (le jeu vidéo qui se regarde, le scriptage, le spectaculaire, Medal Of Honor), pour essayer d’être valorisé culturellement (le jeu vidéo comme énième art, dans les années 2000), pour devenir adulte (le jeu vidéo comme lieu d’émotions « profondes », dans les années 2010). Quant à toi, impossible de te sacraliser ; tu es bien trop démoniaque. Ta culture a subsisté via le modding, et ainsi ton groupe de jazz s’est constamment renouvelé, tout en restant exactement le même.

Le meme Doot Doot, ou Skull Trumpet (2011)

Ce que vous venez de lire, bien sûr, est une vaste blague, une supercherie théorique, un solo littéraire. Attention, je n’ai rien inventé, le doom jazz et les écrits d’Henriot sont bien réels. Mais Internet avait depuis longtemps, et bien plus efficacement, résumé tout cela avec un simple meme : le Doom Doot. Mashup entre un crâne trompettiste retrouvé dans les limbes de 3D Movie Maker (Microsoft Kids, 1995) déjà lui-même devenu un meme, et le Revenant squelettique introduit au piano dans Doom II (id Software, 1994), Doom Doot présente un résumé iconique de ce que j’ai tenté de montrer ici. Sa popularité est génératrice de vidéos, de remixs, de mods, de discussions et surtout d’une inépuisable hilarité générale, une anti-sacralisation dont même Internet est incapable d’expliquer la naissance. C’est le symbole parfait pour le mariage de la vitalité joueuse d’une musique perpétuellement renouvelée, avec la nature jouissivement démoniaque du jeu : un squelette qui joue de la trompette.

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