Enfin : le jeu le plus graphiquement dégueulassement sublime est venu au monde. Alors que des milliers d’yeux avides penchés au dessus de son œuf infernal attendaient fiévreusement de le voir sortir, Scorn a finalement éclot dans une gerbe sanglante de placenta épaisse et coagulée, giclant sur les faces interloquées de ses prophètes… quoi, c’est pas un FPS ???
Pourtant le diagnostic était clair à l’échographie, Scorn serait un first person shooter (jeu de tir à la première personne). On avait projeté de grandes choses pour lui, on avait même repeint sa chambre en rouge, et finalement, c’est un walking simulator… Bon, c’est pas grave, on va essayer de l’aimer quand même, de l’accepter tel qu’il est, mais la déception est palpable. Le teasing est un art délicat et le studio serbe Ebb Software a présenté des images de sa future sortie selon lesquelles tout laissait à penser que Scorn serait un shooter vénéneux, gore et suave, horriblement contemplatif. Quelque chose qu’on aurait jamais vu avant. Tout laissait à le penser. Mais peut-être que tout laissait aussi à penser le contraire. Le flingue d’eXistenZ qui s’agite à l’écran, et l’imagination fait le reste, chacun et chacune a vu dans ces images le shooter de ses rêves. Moi je l’ai vu en tout cas, j’y ai cru. C’est là toute la limite d’une simple vidéo sur un objet interactif. Les différents trailers pouvaient induire en erreur, mais la jouabilité non. Aucune arme à portée de main, environnement vide, impossibilité de sauter, dès les premières minutes de jeu, le constat est clair, Scorn à plus avoir avec Myst qu’avec Doom. On voulait bourriner sur des monstres, on se retrouve à résoudre des puzzles. Coup dur. C’est pas demain la veille qu’on pourra truffer le décor avec les chicots de Jude Law.
eXistenZ, David Cronenberg, 1999
Pourtant le jeu n’a pas menti sur la richesse de son design et sa puissance visuelle. Le rendu est à la hauteur des espérances, les décors sont superbes, taillés comme des diamants maléfiques. Ça tombe bien, on va pas mal tourner dedans. La logique revient frapper à la porte : Ebb Software est un petit studio pour qui il est impossible de développer un FPS digne de ce nom dans des environnements aussi léchés. C’est qu’on ne s’attarde pas trop dans un shooter, voyez-vous, et les différents nivaux doivent s’enchaîner à la pelle. Dans Scorn, chaque niveau est chantourné avec amour, et ses développeureuses comptent bien nous en faire profiter. Soit.
Les références visuelles et les univers dont s’abreuvent le jeu auraient pu nous mettre la puce à l’oreille. La saga des films Alien et les fabuleux décors de l’artiste Hans Ruedi Giger, inventeur du xénomorphe – star internationale – ; les films de David Cronenberg et notamment eXistenZ (1999) ; les peintures oniriques tendance cauchemar de Zdzisław Beksiński ; en somme, des univers étranges, glauques, morbides, parfois gores, mais pas tellement propices au déferlement d’adrénaline propre à tout bon shooter. Même du côté des jeux vidéo, les références qui sautent aux yeux ne sont pas les plus nerveuses. Walking simulator, point and clic, puzzle game, beaucoup nous viennent à l’esprit, et chez Vallées de l’étrange, c’est Oddworld qui refait surface des profondeurs de Scorn.

Wrack (Détail), H. R. Giger, 1978

Biomechanical landscape, H. R. Giger, 1979

Alien monster IV, H. R. Giger, 197?

M1, Zdzisław Beksiński, 2003

AB69, Zdzisław Beksiński, 1969

XY19, Zdzisław Beksiński, 1960

YS, Zdzisław Beksiński, 1999

Untitled, Zdzisław Beksiński, après 2000, computer-modified drawing

Untitled, Zdzisław Beksiński, autour de 1980

Untitled, Zdzisław Beksiński, 1981

AF76, Zdzisław Beksiński, 1976

AA79, Zdzisław Beksiński, 1979

AA77, Zdzisław Beksiński, 1977

AN, Zdzisław Beksiński, 1995

F6, Zdzisław Beksiński, 2003
L’Odyssée d’Abe et L’Exode d’Abe ont déjà été abordées ici, et on ne saurait cacher à quel point on aime ce diptyque vidéo-ludique, malgré tout la ressemblance avec Scorn est souvent frappante. Les deux jeux du studio Oddworld Inhabitants sont en 2D et datent de 1997 et 1998, mais la même atmosphère s’en dégage, à la croisée des chemins entre cauchemar industriel et vie luxuriante, temples antédiluviens de pierre, d’os et de cuir, envahis par la ferraille, la rouille et les canalisations, elles mêmes envahies par les racines, les éboulis, la faune et la flore plus ou moins agressive. On ne sait plus vraiment qui envahit quoi, les univers se chevauchent et s’amalgament dans un carnaval de formes originales, hybrides tantôt drôles ou effrayants, dont Scorn exploite le registre avec virtuosité. On rirait bien de certaines créatures, tant leur forme est grotesque, si elles ne nous tuaient pas à chaque tournant, sortant de l’ombre dans un grincement tétanisant.

Oddworld : L’Odyssée d’Abe, Oddworld Inhabitants, 1997

Oddworld : L’Odyssée d’Abe, Oddworld Inhabitants, 1997

Oddworld : L’Odyssée d’Abe, Oddworld Inhabitants, 1997
Nous voilà donc à errer dans un environnement de science fiction, entre architecture de vaisseau spatial et ventre de la baleine, imaginaire industriel et anatomie biologique. L’univers hybride de Scorn est fortement inspiré de H. R. Giger donc, mais version gore, car ici les noirs métallisés ont laissé place aux bruns cuir, aux rouges musculeux, jusqu’aux violets… pénis. Les game designer et concept designer, Ljubomir Peklar et Filip Acovic, n’ont en effet pas non plus mis de côté la charge érotique – voire pornographique – de l’œuvre de Giger, qui projetait dans les câbles, tuyaux, pistons et autres trombones à coulisses, de quoi stimuler son imaginaire de vieux pervers Suisse.

Biomechanical landscape, H. R. Giger, 1979

Biomechanical landscape, H. R. Giger, 1976, 1000*70cm

New York City XX métro, H. R. Giger, 1981, 70*100cm

Erotomechanics, H. R. Giger, 197?

Erotomechanics, H. R. Giger, 1979

Erotomechanics V, H. R. Giger, 1979

Erotomechanics VI, H. R. Giger, 1979
Sans y faire aussi directement référence que Giger, Scorn dérange de prime abord par l’omniprésence de formes phalliques, comme cachées dans le décor organique. Pris entre raffinerie de pétrole à l’architecture tubulaire et intestins plus ou moins congestionnés, notre avatar évolue telle la caméra articulée d’une coloscopie, à la recherches de polypes. Inutile de dire qu’ils sont légions dans Scorn, dont la force horrifique ne va pas tant chercher du côté du jump scare que de celui du body horror. Scorn met mal à l’aise, il dégoûte, il révulse, en jouant sur le fil de ce que nous sommes prêts à accepter concernant les limites de notre propre corps, ses ratés, ses maladies, ses turgescences, ses expressions.
Le jeu ne joue pas que sur des éléments environnementaux, mais pousse très intelligemment la réflexion dans le gameplay même, et de différentes manières, certaines très savoureuses, d’autres particulièrement dérangeantes, souvent les deux à la fois. Furoncles, bubons, hémorroïdes, maladies de peaux diverses et variées, l’atmosphère baignée de brume et de bruits de chairs étouffés est à la fois grotesque et malaisante. Voyage dans un organisme vivant, et cet organisme c’est peut-être bien le votre. Quelque chose vous rappellera forcément votre propre corps, un mauvais souvenir de mycose, qui d’une fistule, qui d’un herpès. C’est ici que réside le malaise, Scorn donne à voir ce que nous souhaitons habituellement cacher, voire même oublier.
Œufs testiculaires, formes phalliques molles ou érigées couronnées de mousses gluantes, pseudo-vulves métalliques et ensanglantées, l’environnement regorge d’organes sexuels dont on ne sait vraiment si c’est notre esprit pervers et tourmenté par le jeu qui les imagine ou si les designers les ont volontairement posés ici, comme autant de lubricités subliminales. Les formes organiques amènent très vite à de tels raccourcis, pourtant, alors que les interactions avec l’environnement s’amplifient, des outils et des armes sont mises à notre disposition afin d’en actionner les différents mécanismes, qui consistent la plupart du temps à enfoncer quelque chose dans quelque chose d’autre. Clefs de toutes formes, avant bras, doigts, voir carrément le canon de notre arme, elle même enfoncée en nous en intraveineuse, dans Scorn toute interaction se réalise en pénétrant ou en étant soi même pénétré.

Scorn, concept design, Filip Acovic

Scorn, concept design, Filip Acovic

Scorn, concept design, Filip Acovic
Ce trait… particulier, pourrait quelque peu inquiéter sur le discours à grosse tendance masculiniste porté par les game designers, si notre avatar n’était pas lui-même pénétré par toutes sortes d’objets et de créatures tout au long du jeu. A la manière de Neo dans Matrix, qui se fait tantôt pénétrer par un parasite par le nombril, ou qui doit s’enfoncer 10 bons centimètres de tige métallique dans la nuque pour accéder à la matrice, notre avatar passe lui aussi (c’est un lui) par tout un panel d’expériences de ce type, parfois consenties, et parfois non. La plus violente reste son parasitage par une créature accrochée à son dos et plongeant ses mains dans son ventre, rappelant épisodiquement sa présence en lui broyant les viscères. Nos viscères donc…
Cette créature hostile nous est cependant parfois utile, signifiant là encore toute l’ambiguïté du body horror. Ce sous-genre horrifique jouant aux frontières de ce que notre corps et notre esprit peuvent supporter, pose dès lors la question de la jouissance. Il est la plume qui vient nous chatouiller la peau, à la fois exquise et douloureuse, entre plaisir et torture. Du roman de J. G. Ballard, Crash (1973), adapté par Cronenberg en 1996, dans lequel les protagonistes cherchent un suprême orgasme dans des accidents de voiture et les mutilations qui en résultent ; à eXistenZ nécessitant pour entrer dans son univers, de se plugger un câble grêle dans un orifice dans le bas du dos (autre que l’anus) ; Scorn vient s’inscrire avec brio dans une lignée gore et érotique particulièrement troublante car particulièrement fine. Rien est clairement dit, mais tout est suggéré… jusqu’au dernier chapitre du jeu, mais nous y reviendrons.
Lorsque la créatrice même du monde alternatif eXistenZ, la sulfureuse Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh), enduit de lubrifiant, puis plus tard avec sa propre salive, l’embout de sa création pour pénétrer Ted Pikul (Jude Law) avec, l’allusion sexuelle est évidente et d’autant plus perturbante qu’elle met directement en interaction une protubérance de silicone avec une cavité factice, implantée dans le bas du dos précisément à cet effet ; mais aussi que c’est une femme qui l’insère dans un homme. Pourtant, fascinés et préoccupés que nous sommes par l’étrangeté organique à l’œuvre sous nos yeux, nous passons à côté de sa puissante charge sexuelle, comme éclipsée par l’aberration biologique à laquelle nous assistons, déjà suffisante en elle-même pour susciter au mieux la stupéfaction, au pire l’indignation. La chose à laquelle nous assistons est tellement absurde qu’imaginer du sexe par dessus ne semble même pas concevable… et pourtant.
Cachés derrière le revolver d’eXistenZ donc, Scorn nous laisse enfin le loisir de propulser nos plombages à la face de ses rejetons, et c’est alors que le bât blesse. Le système de combat est pénible, les mouvements difficiles (nous sommes privés du saut, souvenez-vous), strafer (se déplacer latéralement) est un calvaire, le système de visée est lent et peu ergonomique, et pour ne rien gâcher les munitions sont rares, très rares. Souvent la fuite ou l’évitement seront les solutions les plus efficaces, et la frustration sera toujours de mise, même après un affrontement à l’issue heureuse. Alors que le deuil du FPS de nos rêve était consommé passé les 5 premières minutes de jeu, le voilà qui revient nous hanter. On aurait préféré qu’il reste au placard et qu’Ebb Software ne s’aventure pas sur cette pente, pour nous faire vire à fond une expérience de walking simulator/puzzle/survival aboutie, et non celle d’un shooter traînard et rabat-joie.
Il eut été si évident d’intégrer le bestiaire de Scorn à cette osmose charnelle entre notre avatar et son environnement, dont les créatures font partie intégrante. Or, plus la dimension de FPS prends de l’importance dans le jeu, plus la distance se créé entre son univers et nous-même, quand justement nous avions accepté d’en embrasser les chairs putrides. Alors qu’opérait une symbiose décadente et curieuse avec cet environnement inquiétant, Scorn nous renvoie à des formes d’interactions tristement traditionnelles et ennuyeuses de tir au pigeon, se prêtant finalement assez mal à son lore. — Après l’avoir dégoté, l’omniprésence du flingue à l’écran en devient même gênante tant elle obstrue la visibilité à laquelle nous nous étions habitué.es depuis le début du jeu, libre de tout HUD, nous laissant admirer son environnement sans rien pour le polluer à l’écran (HUD : « heads-up display », soit l’ensemble d’informations affichées en périphérie de l’écran : score, munitions, santé, etc). Oddworld Inhabitants avait très judicieusement choisi des rapports dépassant l’éradication pure et simple entre notre avatar et les différentes créatures – pourtant hostiles !!!– qui peuplent le monde d’Abe, renforçant très fortement l’emphase avec les joueureuses, sans empiéter sur l’effroi. Il est regrettable qu’Ebb Software n’ai pas eu la même présence d’esprit… ou la même chance avec ses producteurs. Vous vouliez un FPS, le voici.
Venons en enfin au dernier chapitre qui, sans divulgâcher (« spoiler », en français), atteint des sommets de violence visuelle et symbolique, partant dans des délires macabres sur la procréation, fœtus à l’appui et représentations ouvertement sexistes hommes/femmes, pénétrant/pénétré, spermatozoïde/ovule, inséminateur/inséminée, bite/chatte. Ce temple du cul et du mauvais goût vient briser l’ambiguïté que le jeu avait cultivé jusqu’alors en présentant des fresques et statues sans équivoques de scènes d’accouplement (acrobatiques qui plus est (!!!)). Pour autant le sentiment est mitigé, puisqu’à la fois l’on se voit déçu.e que tout prenne ainsi sens, à la fois l’on se satisfait de voir exposé avec la plus grande clarté ce qui couvait depuis le début du jeu, sans oser dire son nom. Le gameplay évoluant judicieusement de concert, l’on accueille malgré tout cette apothéose de violence, où Scorn persiste et signe son attachement à Giger, dont l’influence crève à présent les yeux.
Dans un décidément très étrange et grotesque twist, Scorn renoue soudainement avec le lore d’Alien, et notamment de Prometheus, pour s’en émanciper aussitôt, poussant tous les indicateurs à fond en invoquant l’œuvre pornographique du peintre Suisse qui s’était pourtant discrètement faite oublier au fil des années, tant elle peut parfois atteindre des sommets de sexisme et de représentation hétéronormative complètement dépassés aujourd’hui, pour ne pas dire carrément cringes. A tord ou à raison, Ebb Software choisit de rendre hommage à cette facette de Giger. Soit. La boucle est bouclée. Scorn, sans être le chef-d’œuvre attendu, arrive malgré tout à dépasser la simple citation de ses influences pour en proposer sa propre version, toute aussi originale, et d’autant plus rafraîchissante – si l’on puis dire – qu’elle est remise au goût du jour, via notamment l’utilisation du médium vidéo ludique et son panel d’innovations graphiques, toutes portées à leur pinacle. On peut ne pas aimer ces ambiances, et beaucoup les rejetteront tant Scorn va loin dans le body horror, mais on ne lui retirera pas le magnifique travail de design abattu et l’incroyable atmosphère qui s’en dégage.
De nombreux studios ont tentés de s’attaquer à Alien pour essayer d’en faire le digne jeu vidéo que le 8ème passager méritait d’avoir, sans qu’aucun n’arrive à retranscrire dans un environnement interactif l’ambiance morbide et glacée des univers de Giger. C’est chose faite avec Scorn, et la prouesse est d’autant plus belle qu’Ebb Software a apporté sa propre pierre à l’édifice, prenant assez de distance avec ses influences pour parvenir à les hybrider toutes entre elles, s’il était possible de les hybrider encore, les ramenant d’autant plus violemment dans l’esprit du temps.
En couverture de cet article et pour la suite : Scorn, photogramme, Ebb Software, 2022
Pour divulgâchâââge, scroller plus bas.






C’est souvent en regardant en hauteur qu’on fait fait les meilleures confitures.

Urbex en jeu vidéo.















