Peur sur le médium
Il était une fois les nineties… pays de cocagne, Far West, âge d’or du jeu vidéo à la foudroyante évolution technique, artistique, commerciale et industrielle. Et aussi un temps où l’inquiétude favorites de tous médias, politiques et parents responsables portait sur l’effet des jeux vidéos violents sur leurs jeunes joueurs. La violence représentée dans leurs contenus ne risquait-elle pas de se transférer dans leurs comportements sociaux réels ? Enchainer les fatality, dézinguer des imps à tout va, ça ne vous a pas rendu nerveux, vous ? Non, moi non plus. La seule manette que j’aie jamais brisée de rage, c’était sur Crash Bandicoot. Alors cette crainte du potentiel « agressifiant » du médium vidéo-ludique peut paraître surréaliste aujourd’hui. Où est le chaos qui aurait dû naître des millions de joueurs au cerveau lavé, littéralement transformés en zombies et incontrôlablement lâchés dans les rues ? Certains obèses, écrasant autrui tels des Katamari enragés, d’autres rachitiques, tirant sur la foule avec leurs chargeurs infinis ? Ces trois dernières décennies ont vu exploser la popularité du médium parallèlement à une baisse drastique de la criminalité. Il est aujourd’hui beaucoup plus crédible scientifiquement de désigner l’empoisonnement au plomb comme source du pic de violence des nineties. Pourquoi donc réactiver aujourd’hui ce vieux dossier ? C’est que je crois que nous sommes encore dans son ombre. 1993 va fêter ses 30 ans, et ceux qui ont grandi avec le tapage médiatique de l’époque sont désormais des adultes bien tassés, parfois un peu grande gueule, parfois énervés, parfois fachos, ou juste un peu frustrés de ne pas pouvoir communiquer leur plaisir aux non-joueurs.

Ca va mieux, non ?
Les débats autour des jeux vidéos semblent ceci dit s’être calmés ; ils n’ont plus ce rôle star du nouveau médium / bouc émissaire culturel, à la fois populaire et inconnu, accusé des maux de nos chères sociétés occidentales. Aux USA, cette « panique morale » (un concept créé dès 1972 par le sociologue et criminologue Stanley Cohen) aura pris pour cible les romans de gare début 20ème (gendarmés un certain Comstock à la morale très victorienne), les films de gangsters dans les années 30 (auto-censurés par le très catholique code Hays), les comics dans les années 50 (attaqués devant le congrès par Wertham, psychiatre à la déontologie douteuse), les jeux de rôles, la musique métal, le cinéma d’horreur… et puis les jeux vidéos. Rien de très neuf en soi, donc. On reprochait bien à mon beau-père, adolescent pendant les années 60, de s’abimer les yeux à trop lire, plutôt que sortir s’ébrouer. En 2021, il semble que l’on soit passé à autre chose. Dans leur livre Moral Combat, dédié à la question du lien entre jeux vidéos et violence, les auteurs Patrick M. Markey et Christopher J. Ferguson confirment d’ailleurs mon impression : « The fact that most scientists discount the notion that violent media causes real-world violence is a relatively new phenomenon. Surveys of media scholars conducted thirty years ago revealed that 90 percent of psychologists felt that media violence was among the primary causes of behavioral aggression. This change in scientific opinion clearly indicates that the moral panic around violent video games, at least among scientists, has started to dissipate. One reason for this change is simple : during the past three decades, many older researchers have retired, replaced by younger scientists who grew up playing video games. » Ainsi, il semblerait que connaître dignement le médium que l’on souhaite critiquer aide à calmer la panique culturelle ! C’est beau, non ?

Un clivage en héritage
Ben oui, c’est beau, mais je crains pour ma part que cette décennie de petite chasse aux sorcières n’ait, malgré l’accalmie, laissé quelques traces dans la fortune critique du jeu vidéo, et pire, un clivage sociétal entre joueurs et non joueurs.
Il y a d’une part (certains) des joueurs qui semblent vouloir faire du medium une chasse gardée. Si la figure du gamer existait déjà dans les années 90, il était probablement une sorte de dérivé du hacker des 70s et 80s, un personnage aux occupations un peu cryptiques et à part, mais plutôt proche du nerd et du hippie que du suprémaciste blanc. Malheureusement, aujourd’hui, il y a le Gamer Gate, à qui wikipedia donne un rôle déclencheur dans la montée de Trump au pouvoir, et en général les manifestations online « hardcore gamer » présentant les jeux vidéo comme quelque chose réservé à une « élite », creusant un fossé identitaire entre « consoleux » et « PC Master Race », pour qui harceler les joueuses est une évidence. J’en passe et des trolls.
D’autre part, il y a aussi encore énormément de gens qui n’y connaissent rien, s’en foutent, s’en effraient vaguement : « Fortnite, c’est terrible », dixit Brigitte. On peut aussi considèrer que c’est un passe-temps infantile que certains adultes mignons / pathétiques / dangereux continuent de pratiquer à l’âge mûr. On parle bien de jeux, non ? rayon jouets, les gars, ho… globalement, je pense qu’aujourd’hui l’indifférence domine chez les gens étrangers au médium. Ce qui implique que le sentiment de persécution vécu par certains joueurs « sur la défensive » est une sorte de fantôme du passé…
L’écart existe aussi dans le monde scientifique de la recherche théorique sur le médium, divisée, du moins dans le monde anglo-saxon, entre « game studies », tournées vers le game design, et « play studies », tournées vers le vécu du joueur. C’est déjà qu’il y a quelque chose digne d’être examiné du côté joueur, du côté de l’expérience que c’est, de jouer. On ne fait pas de « reader studies » ou de « spectator studies ». Il y a donc plus au jeu que le jeu lui-même : il y a le vécu du joueur qui y joue. C’est une expérience, quelque chose que l’on vit dans une durée. Cela déjà en soi explique à quel point le joueur peut parfois défendre le médium comme quelque chose de particulièrement personnel, quitte à dériver vers des clivages identitaires. C’est aussi un des manquements classiques des études cliniques cherchant à prouver une causation entre jeu vidéo et violence. Ces études se sont multipliées pendant la décennie 1993-2003, ne serait-ce que parce qu’elles étaient alors facile à financer, et ont vainement cherché une manière crédible de mesurer l’agressivité en laboratoire (donnant parfois l’impression que les socio-psychologues étaient juste tristes de ne pas pouvoir refaire une Milgram). Par contre, on n’y entend jamais parler de jeu. « Experiments that claim to study the effects of playing electronic games rarely study play at all. » (Jeffrey Goldstein, Ph.D., University of Utrecht, cité par Kutner et Olson). Sur sa chaîne Youtube Psychgeist, la chercheuse Rachel Kowert fait un excellent résumé de la situation en sociologie.
Tenter de combler la brèche
Au milieu, juge, jury et partie, moi-même, joueur depuis mes huit ans au moins, soit il y a pile trois décennies ; ayant aussi arrêté de jouer pendant et après mes études supérieures de philosophie qui (entre autres influences) m’avait éloigné des jeux vidéo d’une manière un peu hautaine, durant une période où j’avais l’impression d’avoir mieux à faire, et que jouer était une occupation un peu vaine. Oh je suis père depuis peu, aussi. J’ai donc un peu l’impression d’avoir regardé le champ de bataille depuis chacun des deux camps… Et si aujourd’hui je voulais essayer de combler un peu ce gap ? Ce vieux clivage, après tout, est voué à durer, puisque le médium demande un certain engagement qu’il est naturel que tous ne prennent pas, par manque de temps, d’envie, ou parce qu’heureusement chacun fait ce qu’il veut. La question n’est pas de forcer tout le monde à jouer. C’est d’éviter que ceux qui ne jouent pas se mésentendent sur ce que ça signifie, et réciproquement. Comment communiquer, d’un côté, le plaisir du joueur au non-joueur, et de l’autre l’inquiétude, parfois justifiée, du non-joueur vers le joueur ? Pour tenter de démêler tout ça, je vous emmène en balade… dans les nineties.
1ère partie : Peggy (PEGI, Pan European Game Information)
Premier arrêt : 7 décembre 1993
Date mémorable, car c’est alors que les yeux des régulateurs se tournèrent vers notre cher medium. Je parle du Congrès Américain, et des audiences y ayant eu lieu en 1993, débattant du rapport entre violence vidéo-ludique et agressivité du « jeune ». Sur le banc des « invités » : des industriels (Sega et Nintendo notamment), des représentants d’associations de défense de la jeunesse, etc… Je ne vais pas détailler tout ça, l’historien du jeu vidéo Jimmy Maher le fait beaucoup mieux que moi, donc je vous conseille, si vous voulez en savoir plus, de lire ses articles sur le sujet, et si vraiment vous êtes curieux, masochiste, ou avez un certain sens de l’humour, de visionner les archives vidéos des audiences, disponibles en ligne. Qu’il suffise de dire que l’heure était à une sévère mise en question de l’industrie par des pouvoirs publics indignés des pitreries grand-guignolesques de Mortal Kombat en particulier, et des jeux vidéos « violents » en général, au point de brandir la menace d’une « régulation forcée ».

Je répète, ils ont donc à ce moment tourné sur les jeux les yeux, et pas les mains. C’est important. Car c’est peut-être là qu’une brèche s’est ouverte sur ce pénible malentendu. Si ces messieurs et dames si inquiets avaient daigné essayer eux-mêmes les médias dont ils discutent, qui sait, la fortune médiatique et sociétale du jeu vidéo aurait peut-être été un peu différente. De leurs propre aveux lors des audiences, ils connaissaient très peu des jeux mis en question, ne les avaient pas essayés, se sont contentés de les regarder, et ce qu’ils ont vu ne leur a pas plu…
Et le problème est malheureusement assez classique. La figure de l’adulte sérieux debout derrière le joueur, passif et observateur, jugeant, plane. Dans le catalogue de l’exposition La Fabrique Des Jeux Vidéos, Clément Bachellerie définit clairement la question : « Un certain nombre de discussions autour du statut de l’image reposent d’abord sur un important quiproquo, car un simple observateur et un joueur comprennent l’image différemment. Le premier la perçoit dans son sens littéral. Et il se demande avec une certaine perplexité pourquoi des petits oiseaux s’acharnent ainsi sur une maison dans Angry Birds. »
Outre Mortal Kombat, jeu de baston 2D plutôt classique, dont l’originalité résidait dans l’usage de prises de vue vidéo rotoscopées pour créer les animations, Night Trap était l’autre cible privilégiée des discussions. Le jeu surfait sur la vague du FMV (Full Motion Video), terme utilisé aux débuts de la vidéo temps réel informatique, et désignant par extension des jeux présentant des montages vidéos aux embranchements dictés par les choix du joueur. Venus de l’arcade et reprenant avec une nouvelle technologie un modèle ayant été déjà (péniblement) mis au point avec des projecteurs cinéma (notamment par Gunpei Yokoi pour Nintendo), ces jeux furent brièvement à la mode début 1990s. Ce qui m’intéresse, c’est le point commun entre Mortal Kombat et Night Trap : ces fameuses images, si « réalistes », et donc à la violence si brutale aux yeux des membres de la commission au Sénat, ne le sont que parce qu’elles répondent vaguement au modèle photographique du réalisme. Après une petite partie avec Sub Zero dans les pattes pour se détendre, quelques heures de cours d’histoire de l’art auraient également pu être utiles à ces messieurs, qui étaient apparemment étrangers au fait que le réalisme est une construction culturelle et circonstanciée, et que ce qui peut paraît réel à l’un ne l’est pas du tout à l’autre. Avec ses corps pixelisés, ses animations pétées, son gore cartoonesque, Mortal Kombat paraît pourtant bien loin d’une documentation factuelle. Night Trap quant à lui, avec une large interface en bas de l’écran, des enchaînement mollassons de clips durant lesquels le joueur est passif, et des comédiens à la ramasse qui font ce qu’ils peuvent avec un scénario abracadabrantesque, est bien loin d’offrir une immersion fulgurante à ses joueurs ennuyés.

Suite aux audiences de 1993, et pour éviter une intervention de l’Etat, on a donc vu la création, autonome par les acteurs de l’industrie, du système de notations ESRB (équivalent américain de notre PEGI). Le job de l’ESRB est d’ajouter les icônes sur les boites de jeu pour décrire de la nature du « contenu » à ceux qui vont l’acheter… mais n’y joueront pas. L’organisme réalisera ses notations de la manière suivante : 3 (trois) personnes représentant la population sont invitées à visionner une cassette vidéo, fournie par les développeurs du jeu, contenant un best-of des séquences les plus susceptibles d’être considérées comme problématiques. Une VHS. Juger le medium interactif en le regardant bras croisés : c’est littéralement le fonctionnement de l’organisme américain de notation des jeux vidéos.
Des manettes qui brûlent les doigts
« Senator, have you ever played this game [Night Trap] ?
– I don’t have to, it’s film. »
Night Trap: 25 years later (documentaire, 2017)
L’outil informatique porte déjà, en lui-même, le danger d’une incompréhension de fond, dont les jeux vidéos, avec leur capacité d’immersion, ne forment alors qu’un cas aggravé. A ma tante inquiète de voir son petit-fils post-adolescent passer le plus clair de ses nuits devant son ordinateur, j’ai posé la question de savoir ce qu’il était, exactement, en train d’y faire. Jouer (à quoi) ? Discuter (avec qui) ? Mater du porno (quel type) ? Lire wikipedia (quelles pages) ? Ecrire des tests de jeux vidéos sous Microsoft Word (oups, non ça c’était moi) ? Mais elle n’a pas su me répondre. Probablement qu’il faisait un peu de tout ça. Venant de la part d’une dame née en 1936 et ayant pris sa retraite avant l’avènement de l’informatique sur son lieu de travail, cela paraît plutôt normal. On parle là d’un double gap générationnel au milieu duquel une révolution gutenbergienne a bien eu lieu. Mais pour filer la métaphore, il serait temps aussi pour notre culture de se rappeler que l’ordinateur est avant tout un méta-outil particulièrement protéiforme, à l’image par exemple… d’un livre blanc. Et cet exercice de mémoire n’a rien de sorcier, il suffit de retourner regarder la publicité pour les ordinateurs personnels au temps de leur avènement, entre fin 70 et début 80 : tout y est question de « ce qu’on va pouvoir faire » avec l’ordinateur, car à l’époque, à part quelques brico/nerds, les acheteurs potentiels se demandait bien quoi foutre avec ces squatteurs de télévision tout juste capables d’afficher trois lignes de texte. Les pubs insistaient donc sur la diversité des usages possibles : comptabilité, traitement de texte, jeu… Le medium est peut-être le message à une échelle civilisationnelle, mais à l’échelle individuelle, les replis internes des médias sont infinis.

Ma tante, que j’aime beaucoup, est une cible un peu facile. Mais cette manière bizarre de juger avec distance et passivité un médium que l’on sait pertinemment être interactif se retrouve encore aujourd’hui facilement. Introduisez le jeu vidéo dans un contexte qui ne le connaît pas très bien, le monde de l’art par exemple. Il n’est pas rare de voir les œuvres interactives présentées en installation par les artistes être soigneusement « observées de loin » par les spectateurs. On dirait parfois que prendre une manette en mains, c’est un geste un peu trop plébéien pour ce monde-là. Ou que de perdre une partie, ou ne pas trop savoir quoi faire dans une premier temps serait une sorte d’opprobre. Comme si le jeu vidéo était, avant tout, trop un jeu. Il y aurait, certainement, une recherche à mener au sujet de la collusion entre les exigences des médias interactifs avec l’injonction muséale (pas du tout) séculaire de « ne pas toucher les œuvres. » Et c’est vrai que jouer, de par l’inscription gestuelle du spectateur dans le médium, demande à la fois un engagement, mais aussi une certaine légèreté. Comme danser, tiens : danser c’est défier la pesanteur, mais pour danser il faut aussi accepter de se donner en spectacle.
J’ai expérimenté en personne ce « refus de jouer » lors d’un jury composé de professionnels du monde artistique, qui rejetèrent assez brutalement l’une de mes installations vidéo-ludiques, Ere de Repos. Le projet proposait d’explorer un univers virtuel en 3D, uniquement via son ambiance sonore, sans visuel. Donc pas d’écran, mais casque audio et contrôleur pour seules interfaces. Je n’avais conservé de l’esthétique jeu vidéo que la croix directionnelle, le « D-pad » d’une manette classique, supposant à tort que cet objet iconique suffirait pour expliquer ce qui était demandé au spectateur volontaire (à savoir appuyer sur les boutons pour bouger ^^). Incapables de manipuler l’objet, et donc de déplacer leur avatar, les membres du jury se sont retrouvés à écouter en boucle l’ambiance sonore de l’environnement de départ, sans jamais en changer, dans un long moment gênant. Suite à quoi, ils m’ont reproché la répétitivité des boucles sonores, et proposé de transformer l’installation en pièce radiophonique non-interactive. La grand-mère d’une amie avait pourtant fait dans l’installation une expérience longue et plaisante et m’a décrit, en sortant, certains des sons qui étaient les plus difficiles à atteindre.

Vous sentez comme ça me vexe : certes, ce dernier exemple concernait une expérience personnelle. Mais ça me vexe aussi que l’on refuse tout simplement de mettre des expériences vidéo-ludiques dans sa vie par principe. Comme si on pouvait savoir ce que c’est avant d’y avoir goûté. « Tu joues ou tu joues pas ? » « Oh non, c’est pas pour moi ! » Et après tout, quelle importance ? Tout le monde ne va pas au cinéma. Mais ceux qui ne sont jamais allé au cinéma sont-ils crédibles lorsqu’ils critiquent ce même médium ? Leur refus de principe a-t-il une valeur suffisante pour faire autorité auprès du Congrès Américain ? ou bien plutôt en tant qu’épiphénomène hors-sol de crétinerie des Alpes ?
Effets de surface
Il est tout simplement stupide de juger un jeu vidéo sur sa seule apparence. Loin de moi pourtant l’idée de dénigrer le beauté visuelle intrinsèque à certains jeux ; c’est juste que cette beauté ne saurait se départir d’un usage adéquat du médium. Il y a de très beaux livres, mais percevoir leur beauté ne saurait être séparé de l’acte de lire. Il y a de très beaux albums ; percevoir cette beauté est réservé à ceux qui les écoutent. Il y a de très beaux jeux à la première personne, mais ils constituent surtout des épreuves de résistance à la cinétose pour ceux qui les observent sans y jouer. Vane est un jeu superbe, mais si personne n’y joue, toute sa beauté visuelle restera repliée, invisible. Et toute la beauté d’un jeu comme The Last Guardian, c’est le ressenti de la naissance du lien entre les deux personnages, tissé lentement à travers des heures de coopération compliquée.

Et comme la beauté, la violence n’est pas que visible. Ce serait trop facile. Il y a certainement une majorité de formes de violence qui ne sont pas de l’ordre de l’affrontement individuel physique « à base de on se tape sur la gueule ». Il y a des violences psychologiques, culturelles, sociétales, industrielles, commerciales et tant d’autres. Malheureusement, la tendance – facile – prise par la critique médiatique du jeu vidéo concomitante aux audiences de 1993, c’était avant tout de pointer du doigt les « gibs » : tout ce qui gicle, coupe, gueule, tape, saigne. Ben oui, une fatality de Mortal Kombat, ça envoie un peu plus en première page que le « spectre de la colonisation et du complexe militaro-industriel dans Civilization. » La critique profitait de cela même qu’elle dénonce, puisque plus le jeu était violent, plus l’indignation paraissait compréhensible et justifiée. L’indigné, cette si récurrente figure du consommateur de médias de masse post-contemporain, avait les poings trop occupés à être posés sur les hanches pour prendre une manette, dans sa posture crispée d’observateur, debout derrière le joueur, et n’a donc jamais compris que jouer avait plus à voir avec le vécu qu’avec le vu.
C’est une parenthèse, mais… puisqu’être con c’est souvent très pratique, cette manière de prendre le médium tout entier comme une boite noire est probablement tout simplement de la connerie opportuniste. « Basically what you have is a large portion of the population, mostly younger people under the age of 45, who don’t deal with reality—ever. So they don’t know what day it is; they don’t know what temperature it is; they don’t know what their neighbor looks like. They don’t know anything…because they are constantly diverted by a machine. Now what this does is it takes a person away from reality because they’ve created their own reality… » (le site gamepolitics.com cité par Kutner et Olson). Mettre les jeux vidéos en dehors de la réalité, comme si on pouvait tomber hors de la culture et soudainement devenir une sorte d’hikikomori des cavernes, c’est oublier que les bien-nommés « médias » sont des artefacts humains qui font le pont entre deux « personnes » : game-designers et joueurs, par exemple. Ces réactions du début des années 1990 dénotent tout simplement d’un manque d’éducation au langage du médium concerné… de la part des adultes inquiets. On ne s’offusquait pas en 1993 de la capacité d’immersion du cinéma ou de la lecture, parce que les ficelles en étaient peut-être mieux connues (même si je ne mettrais pas mon billet sur ce bon sénateur Lieberman pour me faire une bonne analyse filmique). Mais la – toute relative – nouveauté du jeu vidéo en 1993 explique au moins en partie ce fantasme du « médium-machine démonique ». Malheureusement, les choses n’ont pas fort évolué, et pour des raisons que je donnerai plus bas, l’éducation au médium vidéo-ludique est encore très très loin d’exister autant qu’elle le devrait dans les institutions scolaires. Il y a peut-être lieu de s’indigner, mais la réponse d’une autorité parentale responsable serait plutôt du côté de l’éducation que de l’interdiction. Youtube ou Twitch a ce niveau font beaucoup plus le job, avec une multiplicité de vidéastes documentaires et de chaînes initiant joyeusement le public des fans aux secrets de fabrication du premier médium de divertissement. Pour avoir animé de nombreux ateliers d’analyse de gameplay en collège, j’ai pu observer 1/à quel point les élèves sont concernés et passionnés 2/l’absence même de questionnement des institutions au sujet de l’utilité d’une telle démarche.
Violences pour tous (quelques exemples de violences structurelles et non-représentationnelles)
Il y a des violences discutables dans les jeux vidéos, à présent tout comme il y a trente ans. Tout joueur sérieux ferait bien de s’en inquiéter, car il y a bien lieu de critiquer le médium pour les violences qu’il recèle. Mais celles-ci sont souvent beaucoup moins « visibles » que les fatality de Mortal Kombat, car structurelles. Il y a tout simplement une rhétorique vidéo-ludique spécifique qui n’est pas celle des images. « […] video games can make or express ideas by constructing models of how things work […] I call this type of argument procedural rhetoric, arguments built by modeling rules and behaviors rather that through words or images. » (Ian Bogost, introduction au livre Joystick Soldiers).
Que dire de la violence du behaviorisme de B.F. Skinner, forme de conditionnement comportemental inspiré de Pavlov et appliqué aux humains, développé par chercheur en sociologie qui aspirait à la création d’une société de contrôle ? Ces théories et pratiques chères aux casinos furent réactivées, au moment de l’apparition du smartphone, à grand coup de clickers, ces jeux sans gameplay, strictement pensés pour leur capacité d’addiction et de conditionnement, leur efficacité à capturer l’attention et voler le temps, sans se soucier de rien donner en retour…
Sim City (PEGI 3) est également un bel exemple. Le jeu, succès monumental, l’un des premiers jeux vidéos à être pris au sérieux, malgré les démentis de son créateur même, fut le sujet d’un article dans le New York Times en 1989, puis adopté dans les institutions, de l’école primaire à l’école d’architecture. Il se trouve que Sim City est profondément inspiré du livre Urban Dynamics de J.W. Forrester, qui applique la théorie de la dynamique des systèmes à l’urbanisme, privilégiant les rapports entre stocks et flux et faisant fi, en gros, de l’humain, des facteurs socio-économiques, des clivages de classe, du bien-être dans la ville tels que les espaces verts, ne conservant qu’une sorte de modèle urbain machinique monstrueux parfaitement illustré par le projet Magnasanti : la ville la plus peuplée dans le modèle du jeu est un cauchemar dystopique absolu. Clayton Ashley fait le tour de la question avec talent dans une vidéo pour Polygon.

Plus classique, car couvert depuis longtemps par la critique vidéo-ludique sérieuse, celui de Civilization (PEGI 12), des 4X en général et de nombreux FPS américano-militarisants : c’est avant tout la violence structurelle, dictant les affordances de ces jeux, d’un modèle civilisationnel et culturel impérialiste, et d’une dichotomie est/ouest pervasive, présentés comme des évidences, comme allant de soi. Games Of Empire est le livre de référence sur la question, Tony Fortin en France a également beaucoup écrit sur le sujet. Cette violence structurelle est-elle visible aux yeux des trois clampins de l’ESRB ? Qu’y avait-il à voir de violent sur la cassette vidéo du rating de Civilisation, à part un Gandhi rachitique brandissant la menace atomique ?
Bref : qu’il y ait de la violence dans les jeux vidéos, j’en conviens tout à fait. Il est urgent que les défenseurs à tout crin du médium sachent aussi s’en faire les justes critiques. Mais je pense que cette violence-là a été complètement ratée par les audiences de 1993, focalisées sur la représentation, et une profonde incompréhension de l’expérience ludique et infantile.
Monsieur a un éclair de lucidité
Parfois pourtant, lors de ces audiences, il y a quelques semblants d’éclairs de lucidité : la mauvaise fortune des personnages féminins dans les jeux est soulignée, par exemple. Bon, premièrement, c’est surtout parce qu’ils font une fixette sur Night Trap qui surfait sur des peurs particulièrement américaines d’invasion du domicile et d’attaque sexuelle. Ensuite, dans la tête des sénateurs, il serait d’autant plus honteux d’attaquer des personnages féminins parce qu’il s’agirait d’une partie de la population supposée naturellement plus fragile… En réalité, le rôle du joueur dans Night Trap était de défendre les personnages féminins, mais c’était en effet peut-être un peu ambigu pour qui n’avait fait que regarder les vidéos sans jouer. Oups.
Et à ce sujet, les interventions de Howard Lincoln, senior vice president of Nintendo of America, lors des audiences, paraît aujourd’hui presque trop facilement critiquables. Le contexte était celui du face à face marketing avec Sega, à une époque où les deux firmes jouaient des coudes pour la domination du marché des consoles : Nintendo s’étant déjà engagé dans une voie politiquement correcte, visant un public plutôt familial, Sega se construisit donc une identité plus adulte (ou du moins adulescente), beaucoup plus rentre-dedans, mettant en avant des jeux plus « rock’n’roll », plus violents (ce qui allait avec un certain machisme aussi)… en somme « Sega c’est plus fort que toi » : même la publicité française était à l’avenant (aux USA « Sega does what Nintendon’t »). Lincoln en profite donc pour renvoyer Sega dans ses buts et se draper d’une apparence de vertu : chez Nintendo, les studios externes doivent passer par une validation, et toute violence dans les jeux est strictement contrôlée. Typiquement, Nintendo avait eu le nez creux, vis-à-vis des sénateurs indignés, en ne publiant sur SNES qu’une version aseptisée de Mortal Kombat, sans les fatality ni le sang, là où la Megadrive vous permettait de massacrer votre meilleur ami de tout un tas de manières ultra-violentes que vous n’aviez même jamais imaginées. La démarche familiale de Nintendo paraissait crédible, à l’époque… aujourd’hui, avec le recul, beaucoup moins. La série documentaire Tropes vs. Women réalisée par Anita Sarkeesian en 2011, fait le tour et le détail des violences réservées au genre féminin par l’industrie vidéo-ludique. Et Nintendo ouvre le bal et y figure en bonne place : on parle là d’un studio qui a quasi-systématiquement construit toutes ses licences autour de tropes discriminatoire pour le genre féminin. Suite au succès de Donkey Kong (1981) en arcade, aux personnages inspirés par Popeye et King Kong (pas exactement des parangons de féminisme), Nintendo a élevé la demoiselle en détresse au rang de norme industrielle, Peach et Zelda étant éternellement prisonnières de rôles secondaires de faire-valoir sans puissance propre. Juste, probablement, par paresse de revisiter une équipe qui gagne commercialement. Et ce jusqu’à tourner en dérision misogyne l’unique apparition de Peach en tant qu’héroïne jouable, dans le jeu DS Super Princess Peach… car les super pouvoirs de Peach, ce sont ses sautes d’humeur ! Quel rapport avec la violence, me direz-vous ? Pour ma part, étant un homme, j’ai le mieux ressenti la chose avec la question plus générale de la diversité des personnages féminins. Enfant, je n’avais que l’embarras du choix pour me trouver des modèles, par exemple dans Diablo, entre le guerrier, le sorcier, le druide, le nécromancien… tous de corpulences différentes, de profils, de philosophies, de mondes très différents ; mais tous aussi chanmés les uns que les autres. Facile de se trouver un modèle. Quelle que fut mon apparence et mes envies, j’allais trouver un héros auquel m’identifier. Si je ne savais pas trop, cette diversité allait m’aider à me construire des désirs. Une fille avait un choix beaucoup plus limité, et du coup beaucoup plus de difficulté à se projeter dans des héroïnes répondant quasiment toutes au même modèle, soit de passivité absolue, soit de faire-valoir sexualisé, et souvent les deux à la fois. Cette différence-là, n’est-ce pas la différence entre une jeune personne s’engageant dans la vie avec la douce confiance d’être au fond lui-même un peu un héros, et une autre forcée de se voir soi-même comme d’ores et déjà et définitivement inférieure aux idéaux vantés dans la culture ? Alors oui, c’est sûr que l’on parle là de formes de violence à long terme, moins visuelles qu’un arrachage de colonne vertébrale dans le respect du sport.
Il peut paraître facile de relire aujourd’hui l’histoire de Nintendo à rebours et par le prisme du féminisme actuel. Mais l’on trouvait déjà dans les années soixante-dix la mention du problème des rôles féminins dans la culture (voir à ce sujet les écrits d’Alison Lurie par exemple). Et en 1994, Nintendo publiait Mortal Kombat II sur sa console sans modification, donc avec un accès total aux fatalities et au gore. Et pour couronner l’ironie de toute cette belle histoire morale, trop morale, notons que Night Trap a finalement bel et bien, après avoir traversé trois décennies d’enfer critique pendant lesquelles il était considéré comme un vrai jeu de merde, été réédité en 2018 sur…. Nintendo Switch. Oui, vraiment, ce qui passe pour être violent ou immoral dans un medium est soumis à bien des aléas en fonction des époques.

Les interactions dangereuses
Autre argument avancé lors audiences, cette fois plus proche du fond que de la forme : on entend dire à quel point la dimension « interactive » du medium rend ses représentations violentes plus dangereuses que, par exemple, la télévision.
J’imagine que l’argument avancé par les participants des audiences doit être pris dans ce sens : « Le joueur s’identifie à l’avatar, qui est lui-même violent, d’où un transfert de violence. » N’ont-ils donc jamais joué au flic et au voleur, aux cow-boys et aux indiens ? N’ont-ils donc jamais regardé une série TV comme Rawhide (pour chercher un exemple collant à l’âge des sénateurs présents) ? Vous souvenez-vous, vous, vous êtes senti plus violent après avoir joué à un jeu représentant, mettant en scène un affrontement ? On a rarement entendu parler de stress post-traumatique suite à une partie de paintball (et des gens souffrants de PTSD sont soignés avec l’aide des jeux vidéos, par contre). Encore une fois, la littérature scientifique sur le sujet existe, disponible pour qui veut bien se donner la peine de la lire. Par exemple : « […] research shows that children are not globally poor at making the distinction [between fantasy and reality], and that certain basic abilities are in place as early as age 3. For example, children distinguish pretend actions from real ones, imaginings from reality, and toys from the objects they represent. » (J.D. Woolley and M.Ghossainy : Revisiting the Fantasy-Reality Distinction : Children as Naïve Skeptics).
Mais l’argument me pose question plus encore : ça s’arrête où, l’interactivité, dans un medium ? Je me suis toujours demandé si après tout, il n’y avait pas aussi une forme d’interactivité avec les médias qui ne sont pas informatiques : ne comble-t-on pas inconsciemment, ou du moins par son propre imaginaire, toutes les inévitables ellipses d’une narration ? Par là, le médium, quel qu’il soit, est quand même toujours agissant sur le spectateur. Et si le spectateur ne met pas un peu de lui-même dans le médium, comment expliquer que l’on ressorte tous de la salle avec une impression différente du même film ? Même si nous admettions l’argument du danger de l’interactivité, qui peut paraître soutenable a priori, que dire de la proposition inverse, qui dirait quelque chose comme : « les médias devant lesquels l’on semble être passif ne sont pas tellement susceptibles d’avoir une influence sur nous » ? Donc la télé, pas trop d’influence sur l’esprit des spectateurs, par exemple ?
Prétendre que le joueur perd la distinction entre réalité et fantaisie est un excellent argument… pour débusquer un critique qui n’a jamais testé de jeu vidéo. La réalité virtuelle est probablement à traiter à part à ce niveau, mais malgré les efforts incessants de Jaron Lanier et de publicitaires optimistes, la technologie était loin d’être au point en 1993.
Passe ton bac d’abord et on verra après
Il y a une clairement du puritanisme à l’idée de réguler les contenus culturels des médias avec des recommandations liées à l’âge. Et l’importance de l’influence d’un certain catholicisme bas du front sur la censure culturelle au XXème siècle ne saurait être sous-estimée. Alors écarter certains jeux ou films de certains âges quand ces biens culturels ont remplacé, au moins en partie, des jeux d’affrontements, la bagarre, les pistolets à pétards (et leur version vidéo-ludique 1-2 Switch, dont j’ai assisté, halluciné, à une partie entre deux gamins dans un village paumé d’Islande)… autant d’activités qui sont des outils de construction émotionnelle, des manières de se confronter à des situations nouvelles effrayantes, dans un environnement neutralisé, permettant de les désamorcer. Dans son livre Killing Monsters, Gerard Jones est très clair sur la manière dont les jeux (tous, pas forcément vidéos) représentant la violence ou le conflit sont en réalité une source de socialisation et d’apaisement, une sorte de vaccin émotionnel pour les enfants, parfois mal compris par les adultes comme étant une apologie du conflit réel, ou comme étant le théâtre d’une violence ressentie dans le cadre de jeu. Assez égoïstement, l’adulte ne fait là que projeter ses propres angoisses sur des activités qu’aucun enfant en bonne santé n’a jamais confondu avec la réalité. Une éducation qui ne se réduit pas à imposer le modèle moral existant de l’adulte, ça aiderait, c’est sûr. La violence n’est-elle pas dans cette manière qu’ont des adultes très sérieux, devenus incapables de percevoir la différence entre réalité et jeu, de retirer à d’autres des outils de construction de soi ? Comment alors est-on supposé grandir ? Rien de révolutionnaire encore une fois : La psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim, parut en 1976, contenait déjà beaucoup de clefs pour comprendre en quoi la violence des contes est en réalité très utile aux enfants pour se construire émotionnellement.

Et c’est pourquoi je m’étrangle avec ma cravate virtuelle vingt-cinq ans plus tard, en entendant les apôtres du système de notation de contenus français PEGI recommander des alternatives aux jeux considérés comme inadéquats pour certains âges. Passons sur le fait que se projeter dans des médias un peu plus « adultes » que ceux pour « son âge » c’est déjà en soi une manière de grandir, de tendre vers une maturité émotionnelle, de vivre de nouvelles choses, tout simplement. Où serions-nous sans nos grands frères et grandes sœurs pour nous aider à faire des conneries ? Deleuze et Foucault verraient peut-être dans cette manie de contrôler le vécu du « jeune » une négation du devenir par une société de contrôle tout attachée à nous assigner à une identité fixe, parce que la politique du vivant nulle, c’est avant tout neutraliser le vivant. Passons aussi sur le handicap social que cela peut générer (« Tu m’as interdit de jouer aux jeux vidéos, et maintenant je suis exclu des conversations avec mes potes »)…
Animal Crossing passe aux yeux de notre PEGI européen pour un jeu particulièrement innocent et adapté aux plus jeunes, à partir de trois ans, sans mention de contenu spécifique. Pour ma part, par exemple, je trouve le modèle social sous-jacent au jeu particulièrement discutable. Est-ce pertinent de présenter le fait de faire un emprunt financier pour être propriétaire immobilier, et de passer ensuite son temps de vie à travailler pour rembourser cet argent, comme quelque chose d’amusant ? C’est bel et bien un modèle, car c’est tout simplement le présupposé de base du jeu. Il y a pourtant bien d’autres manières d’être épanoui et heureux que de s’endetter, et des manières qui profitent moins à un système qui a fait ses preuves dans sa capacité à détruire des vies. Loin de moi l’idée de considérer ce mode de vie comme démoniaque. Loin de moi l’idée de juger la qualité ludique d’AC, que bien d’autres auront validé avant moi. Mais je refuse par contre de le valider comme un jeu tout fondamentalement innocent, comme si ce modèle était universel. Le souci, tout comme dans Civilisation ou les autres exemples que j’ai donnés plus haut, n’est pas vraiment dans le jeu lui-même, mais dans l’illusion de norme donné au présupposé du jeu (s’endetter) par le système de règle. Puisque jouer à Animal Crossing implique nécessairement de s’endetter, le risque est d’y voir une évidence.
« Les dispositifs de régulation PEGI ou ESRB se fondent sur un amalgame entre image vidéo et jeu vidéo. Leurs recommandations considèrent les jeux essentiellement dans leur dimension graphique et visuelle, prenant rarement en compte le gameplay. Ce primat accordé au visionnage des images […] occulte l’expérience du joueur. » Thomas Gaon & Olivier Mauco : Des jeux vidéos addictifs et violents ? Petit état des lieux, in La Fabrique des Jeux Vidéos, Cité des Sciences & de l’Industrie / La Martinière, 2013.
Second arrêt : 20 avril 1999.
La grande fête des années 90 touche à sa fin. Eric Harris et Dylan Klebold, âgés de 18 et 17 ans, attaquent leur lycée dans la ville de Columbine, Colorado aux Etats-Unis. Après avoir fait 13 morts et 24 blessés avec de multiples armes à feu, ils se suicident. La tuerie fera date et marquera durablement la société américaine. Jusqu’à ce jour, les mobiles de l’acte restent inconnus, même si de nombreuses pistes furent bien sûr explorées : psychopathie, dépression (et son traitement médicamenteux), isolement, bullying, néo-nazisme, cinéma violent… et jeux vidéo. Notamment, un certain Doom, que les deux compères connaissaient bien, puisqu’ils le mentionnent comme inspiration pour leur acte, et y avaient auparavant créé des mods.
Flashback sept années plus tôt, le 10 décembre 1993. Ironiquement, c’est quelques jours après les fameuses audiences au Congrès qu’iD Software publiait Doom sur les serveurs shareware qui allaient le répandre façon trainée de poudre. Le martelage médiatique faisait alors bonne chère de la prétendue corrélation entre jeux vidéos et violence. Quelle importance pour qui sortait d’une session de Doom heureux, reposé, amusé ? Aucune, peut-être jusqu’au lendemain matin, lorsque certains de vos camarades de lycée, plus conservateurs, gênés peut-être par votre style vestimentaire, poussés par leurs parents inquiets, ou tout simplement adhérant au discours moralisateur, trouveront opportun de se moquer de votre maquillage inspiré de Marilyn Manson. Vous trouveriez naturel alors de les haïr, pour leur mépris, leur conformisme, leur petitesse.
Je ne prétends aucunement ici parler de Harris et Klebold, dont le geste a de multiples ramifications qui le rendent vraiment mystérieux (ils s’excusent par exemple auprès de leur famille, et les dégagent de toute responsabilité, dans une vidéo enregistrée le matin de la tuerie). Je parle plutôt de moi. J’avais juste un an de moins que les deux tueurs de Columbine, pendant cette fameuse et finalement funeste (pour eux) décennie. Les films à la télé étaient obsédés par leurs flingues (Dirty Harry et son Smith & Wesson .44 Magnum, Glock en céramique imaginaire dans Die Hard II, illustrant une étrange germanophobie moderne, ou Beretta 92 dans Lethal Weapon où un quasi-suicide est voluptueusement improvisé par Mel Gibson). Un aîné m’avait initié au jeu de rôle Cyberpunk 2020, mais à défaut de camarades avec qui jouer, j’avais écrit une extension aux règles du jeu pour intégrer tout un tas d’armes « anciennes » (i.e. des années… 1990) dans l’univers futuriste du JDR, avec moults illustrations, descriptions et caractéristiques détaillées (dégâts, portée de tir, etc). J’allais à l’armurerie (le magasin) seul, pour acheter des « flingues à billes », pistolets à air comprimé en vente libre projetant de petites billes en plastique, qui reproduisaient parfaitement l’apparence des armes réelles, et avec lesquels on se tirait joyeusement dessus entre amis. J’avais aussi autour de moi des figures adultes me regardant jouer à Wolfenstein 3D, Doom, Duke Nukem et autres, avec des réactions allant de l’enthousiasme à l’indifférence, en passant par une curiosité dépourvue de jugement. Je ne me suis jamais senti poussé à remettre en question mes goûts et les médias qui me plaisaient et me définissaient en tant que jeune personne. Ces jugements, j’y ai bien eu droit, mais par la suite, plus tard, adulte. Et j’étais alors armé (émotionnellement ^^) pour ignorer aussi paisiblement que possible les hordes venues me répéter que j’écoutais « de la musique bizarre » ou que je jouais à des jeux « où on tue des gens. » Ma mère me disait toujours que le meilleur moyen de se débarrasser des cons était de les ignorer.

Dans Bowling For Columbine, film documentaire réalisé quatre ans plus tard, Michael Moore esquive totalement le sujet vidéo-ludique et concentre toute son enquête sur la question de l’accès aux armes… ce qui paraît tomber sous le sens, puisque c’est la seule cause indéniable de la tuerie. Influence vidéo-ludique ou pas, il paraît évident que le problème serait réglé à la source avec un contrôle des armes à l’européenne. Mais c’est avec un autre personnage, lui aussi du même âge que les deux tueurs, que la boucle va être bouclée avec le médium vidéo-ludique. Danny Ledonne, documentariste et enseignant, crée en 2005 le jeu Super Columbine Massacre RPG! qui marquera, il me semble, le point d’orgue de la controverse, en faisant s’inverser la perspective. Plutôt que de supposer que les jeux vidéos créent des tendances violentes chez leurs utilisateurs, que se passerait-il si on proposait aux joueurs d’incarner des personnages vidéo-ludiques inspirés des meurtriers réels ? Le jeu, réalisé avec RPG Maker, reprend (à la manière d’autres par la suite, notamment Undertale ou Hylics) les codes du RPG japonais (alternances de combats tactiques, dialogues, et exploration) pour structurer le gameplay, et y installe une narration toute autre : la lente et terrible journée de Harris et Klebold. SCMRPG! propose tout simplement au joueur d’incarner les deux adolescents du Colorado le jour de la tuerie. Bien sûr, le jeu concentrera donc, de manière quasi totémique, le refus bloqué de principe de ceux qui y auront tout de suite vu une blague de très mauvais goût. Le point d’exclamation était peut-être too much, de l’aveu de Ledonne lui-même dans son très intéressant documentaire sur la fortune critique du jeu, Playing Columbine (2008). Mais les mécontents n’ont pas pris la peine de tester leur hypothèse, car le jeu n’a rien d’une insulte ou d’une apologie. Il est assez premier degré, tout en maintenant une certaine distance via l’esthétique innocente du JRPG typique de RPG Maker. Non, l’expérience proposée par le jeu est unique : on nous propose tout simplement de se mettre à la place des « monstres. » Et c’est incroyable à quel point l’empathie pour le monstre nous vient beaucoup plus naturellement quand un médium interactif nous donne l’impression d’être dans ses grosses baskets.

Les autres modes de locution sur le sujet (télévision, journaux etc.) ont eu, attention euphémisme, beaucoup plus de mal à faire cela : nous aider à, si ce n’est comprendre, du moins tourner un vrai regard sur ces deux personnes. Rien de plus naturel, après tout, face à un tel événement, que de rejeter loin de soi ses auteurs, s’en démarquer de la manière la plus tranchante possible. Peindre les meurtriers comme des freaks, les placer dans une catégorie aux mœurs différentes et identifiables, c’est avant tout se rassurer, c’est une manière de se convaincre soi-même qu’être victime ou bourreau, ça n’arrive qu’aux autres. C’est aussi antisocial, car c’est bien dans notre société commune que Harris et Klebold ont vécu, celle que nous avons construite avec eux, qui n’a pas suffit. Les renvoyer post-mortem dans les limbes de l’humanité, n’est-ce pas tout simplement répéter l’erreur même qui en a fait des tueurs ? Cinq minutes à jouer à SCMRPG! et l’on comprend à quel point c’est bien là que le bât blesse. Moral Combat en dresse un bilan éminent : figurez-vous que le point commun le plus courant entre les tueurs de masse n’est pas d’écouter Marilyn Manson ou de jouer à Doom. C’est simplement de se sentir socialement exclus. Le plus tragique, donc, dans cette panique morale, c’est qu’elle a peint une image de la société totalement inversée par rapport à la réalité : Doom était un jeu ultra-populaire, qui a inventé à lui tout seul les LAN parties entre potes !

SCMRPG! m’a touché immédiatement : c’était comme si c’était la première fois que je réalisais toutes les mœurs très banales que j’avais en commun avec Harris et Klebold : être un mec ado des nineties, squatter chez son pote, jouer aux jeux vidéos, faire péter des trucs, tourner des vidéos nulles, écouter des musiques à part, s’intéresser aux armes, trouver la vie adulte à venir plutôt déprimante… Et j’ai eu l’impression pour la première fois (22 ans plus tard, donc) de recevoir véritablement cette information : eux aussi sont morts, ce jour-là. Si moi j’ai continué, eux se sont arrêtés là. Et s’ils avaient été eux aussi, d’une certaine manière, des victimes ? A quel point peut-on tenir pour seuls responsables d’un acte si grave, deux personnes si jeunes ? C’est donc ce médium censé faire de ses amateurs des monstres, qui se montre finalement seul capable d’empathie : arracher le masque de la Bête et nous montrer le triste humain qui s’y cachait. A tout le moins, la gravité de l’événement a aussi contribué, avec le temps, à « innocenter » les jeux vidéos. Ca devenait simplement trop réel, et ridicule, de défendre la théorie de la relation causale jeux – violence.
Lisez le « statement » de Danny Ledonne sur le site du jeu. Il décrit mieux que je ne peux le faire sa démarche, et à quel point son projet est avant tout une invitation à l’introspection.
2EME PARTIE : Gabriel (GBL ou Game-Based Learning).
Gun IRL vs in-game
Avant d’aller plus loin dans l’analyse de l’expérience vidéo-ludique, restons-en, volontairement, à un niveau représentationnel. L’expression « murder simulator » a été créée par David Grossman, professeur de psychologie et commandant dans une école militaire, auteur de livres aux titres évocateurs comme Stop Teaching Our Kids To Kill (1999). Pour lui et bien d’autres, notamment Jack Thompson (tristement célèbre avocat et activiste anti-jeux vidéos, finalement radié du barreau en 2008), coutumier de l’expression également, il semble que la représentation (un jeu vidéo proposant de tirer sur des ennemis avec des armes à feu) ait la même valeur expérientielle qu’une simulation parfaite. La logique de ces partisans de la panique morale voudrait donc que Doom vous apprend à être efficace avec une arme à feu dans les mains.

Comment cette expérience vidéo-ludique se compare-t-elle au pendant « réel » de ce qu’elle simule ? Est-ce que savoir bien jouer à Doom apprend à bien manipuler une arme à feu ? Bien sûr que non. Le livre Grand Theft Childhood fait du bon boulot pour débusquer cette idée dans les moindres détails. Mais pour en rester à un niveau plus général, il paraît superflu de préciser que de cliquer sur le bouton gauche d’une souris et observer le feedback audiovisuel à l’écran n’a rien à voir avec le fait de presser la détente d’une arme à feu chargée. Il paraît inutile de faire la seconde expérience pour être en mesure de comparer. Et pourtant, pour l’avoir fait, lors d’une séance d’initiation (avec notamment les calibres typiques des films d’action : 9mm Parabellum, .45 ACP, 12 gauge), l’expérience réelle m’aura quand même appris. Notamment, à quel point le fait de manipuler une arme chargée est un moment empli de pesanteur, à mille lieues de l’image véhiculée par le cinéma américain nineties, surgavé de héros armés. Bien en fasse au cinéma d’avoir construit autour de cet objet plein de potentiel tout un décorum du cool, tout un système conflictuel (conflit de générations par exemple, entre Martin Riggs et son Beretta 92 face à Roger Murtaugh et son Smith & Wesson Model 19, dans Lethal Weapon). C’est probablement un peu plus vrai en Europe qu’aux USA, mais avec le cinéma d’action, nous avons eu accès à une part de la réalité uniquement via un biais fantasmatique. J’ai grandi biberonné par ces figures armées, mais faire l’expérience réelle et subjective de manipuler une arme ne vient quasiment jamais par la suite pour la plupart d’entre nous. Je n’irai pas jusqu’à proposer une sortie scolaire sur le pas de tir, mais c’est quand même remarquable, de ne connaître d’une chose réelle que sa représentation fantasmée, non ? Ca a changé au cinéma, d’ailleurs, et le Black Hawk Down (2001) de Ridley Scott marque peut-être le tournant d’une « professionnalisation » de la représentation des combats armés sur le grand écran (je n’ai pas de souvenir d’un film avant celui-là dans lequel un personnage perd l’ouïe à cause d’un tir d’arme à feu).

Attention, je ne dis pas que tirer est désagréable, ce n’est pas pour rien que je l’ai pratiqué comme un loisir pendant quelques temps. Mais là où l’expérience vidéo-ludique est de légèreté, la version réelle s’impose avec une exigence de discipline, de rigueur, de self-control (notamment le respect des consignes de sécurité dont la nécessité d’en faire des règles absolues au-delà du bon sens est d’ailleurs mentionnée dans le jeu Receiver 2). Angoisse, adrénaline, conscience de la gravité du geste, masse de l’objet en main. Faire feu, c’est encore autre chose : la brutalité surprend. Un tireur passe une vie entière à maîtriser cette surprise. La précision d’un tir ne peut exister qu’à la convergence d’un geste souple et continu, et d’une réaction de l’objet qui est absolue, immédiate, submergeant tous les sens : les yeux se ferment, les oreilles sifflent, les bras plient (le recul de son arme a cassé le nez d’Eric Harris lors de la tuerie de Columbine). Etre bon tireur, c’est réussir à créer une finesse tactile pour sentir la course de la détente atteindre son but, et être préparé à la détonation pour ne pas fermer les yeux ni flancher. Bref, une expérience complexe, hautement exigeante mentalement, qui n’a vraiment pas grand chose à voir avec un jeu vidéo. Et si l’acte fantasmé peut tenter d’être réalisé, sa réalisation peut tout autant donner envie de se replier sur le fantasme.

A l’inverse, le clic de souris qui déclenche le tir virtuel, représenté, n’est pas anodin à mes yeux. Plus que le fantasme de puissance un peu bas du front (et finalement assez vite dépassé pour qui n’a pas un un complexe à combler), je pense qu’il y a une similitude formelle dans l’interaction entre une arme et un ordinateur. En effet, la boucle informationnelle, l’interaction entre l’ordinateur et son utilisateur, doit présenter un feedback clair et fiable en réaction à chaque action entreprise. C’est le malheur du tactile, par exemple, véritable régression ergonomique par rapport aux interfaces physiques, et le génie du bruit du bouton de souris, l’un des derniers sons produits par des machines qui étaient autrefois très « chantantes ». Arme à feu ou souris, l’effet suit immédiatement l’action-cause, et je défendrais l’idée que cette similitude est au moins autant importante que l’excitation liée à l’arme pour expliquer son omniprésence dans le médium. C’est tout simplement une boucle informationnelle efficace. En somme, il me semble que c’est bien plus « comment ça réagit » aux sollicitations du joueur qui importe, plutôt que ce à quoi ça ressemble, qui est de toute façon, circonstanciel (montrez le Beretta de Doom hors contexte à un enfant de 2021, il aura peut-être du mal à reconnaître l’objet représenté).
L’imagier de Doom
Alors si la représentation est une voie d’errance, comment communiquer l’expérience vidéo-ludique ? Ca a été le challenge que je me suis donné récemment, lors d’une présentation destinée à des professionnels de l’éducation, devant un panel mixte de joueurs et non-joueurs, concernés par l’intégration, dans leurs pratiques pédagogiques, de la culture numérique en général, et des jeux vidéo en particulier. Et en effet il me semble crucial, pour prétendre apprendre à autrui, d’être capable de comprendre un minimum ce qui constitue la culture des apprenants. Si on essaie de transposer les différentes facettes de cette expérience en images, ce serait quoi, l’imagier de Doom ? Même si le jeu est loin d’être actuel, il a aujourd’hui le mérite d’être aussi fondamental que les Beatles dans son genre, et donc d’être à la source de jeux aussi immensément populaires comme Fortnite ou PUBG. Doom inventa le battle royale en 1993, sous le nom de deathmatch… Alors à quoi ça ressemble, par exemple, de vivre un FPS comme Doom ?

Ca ressemble aux Trois Stooges. La violence représentée dans Doom est en partie l’héritière de la comédie slapstick, d’une forme d’humour physique et violente, particulièrement visible dans l’animation de mort du Cacodémon par exemple. Doom, inspiré par Slayer, par Evil Dead (shotgun et tronçonneuse), ce sont des signifiants inscrits dans une époque et une culture spécifique qui lui donne sens, humour, références, sentiment d’appartenance qui dépassent bien évidemment le premier degré de la représentation.

Ca ressemble à Tetris. Le gameplay dans Doom prend vite le pas sur la représentation. C’est facile à comprendre face à Tetris, où la représentation est extrêmement abstraite. Dans un fast-FPS tel que Doom a défini le genre, la question du joueur n’est pas tant de « tuer » les « ennemis », mais de gérer sa position vis-à-vis des autres personnages en temps réel et le plus vite possible.

Et bien que semblant se dérouler en 3D, Doom s’expérimente en réalité en 2D. C’est le truc technique génial qui aura permis l’avènement du fast-fps aussi tôt que 1993 : le programme ne gère en réalité qu’un décor 2D qui est dessiné à une échelle différente selon l’éloignement du point de vue, simulant une perspective. Ainsi, en terme de gameplay, l’on comprend vite que tout se passe dans le plan, et avec un peu d’habitude, il est possible de jouer en ne regardant que la carte en plein écran, dans un espèce d’anachronisme qui fait subitement beaucoup plus ressembler le jeu à Asteroids qu’à un murdersim.
Ca ressemble à un bac à sable : pas le sandbox de GTA, mais un univers de jeu que l’on sait clôt et sans danger, et dont la clôture même va permettre d’expérimenter. Par exemple à se faire peur, s’exposer volontairement à un danger qu’on sait être factice. J’ai le souvenir que les éclairages dynamiques des environnements du jeu, une nouveauté technique et artistique en 1993, foutaient bien la trouille au gamin de 11 ans que j’étais. Une douzaine d’années plus tard, cela m’a, je pense, aidé à affronter l’obscurité des friches industrielles que j’explorais dans mon travail photographique. On me demandait souvent si ces lieux ne me faisaient pas peur, et la réponse était oui, un peu, mais j’avais déjà appris qu’il y avait souvent une bonne photo à faire, ce qui me poussait à surmonter la peur.
C’est ce qu’est un aquarium à l’océan : c’est un système dont la complexité limitée, amenée progressivement via le level design, permet au joueur de finalement maîtriser un grand nombre de paramètres simultanément et en temps réel : caractéristiques des armes, au nombre de 7, une quantité facile à mémoriser (cadence de tir, dégâts par coup, vitesse de rechargement, dégâts de surface, fréquence des munitions), caractéristiques des ennemis (vitesse de déplacement, fréquence d’attaque, dégâts par coup, dimensions, pain chance, etc…). L’étalement de la difficulté est flagrant dans E1M1, le premier niveau de Doom : 1ère salle : pas d’ennemis, mais des traces. 2ème salle : 2 ennemis – nous sommes déjà, apparemment, dépassés en effectif, mais une fois les ennemis abattus, nous comprenons à quel point nous sommes plus rapide et plus puissant. 3ème salle : deux nouveaux types d’ennemis, dont un placé en hauteur, avec un nouveau type d’arme (missile et non hitscan). Je ne détaille pas tout le vocabulaire spécifique à Doom ici, mais qu’il suffise pour illustrer la complexité du système qui se déroule au fur et à mesure sous les pieds du joueur.
Ce vocabulaire, on ne le constitue ni ne le comprend clairement dans le jeu, mais dans des espaces d’affinité et de partage de connaissance comme Internet, les magazines de jeux vidéos, les conversations avec d’autres joueurs… le plaisir de jeu amène à sortir du jeu et socialiser pour mieux le comprendre, et mieux y retourner.
C’est une expérience mise en scène, séquencée dans l’introduction de ses règles et subtilités, comme une pièce de théâtre ou un train fantôme. Prenons l’exemple des tonneaux explosifs : c’est l’un des premiers éléments interactifs que nous rencontrons dans le jeu, dès la première salle. L’on peut donc tranquillement se faire péter la gueule en tirant dessus à bout portant, mourir et recommencer le jeu à zéro : une frustration plutôt plaisante voire amusante, car nous ne perdons rien de notre progression. Le second tonneau se trouve dans un endroit confiné, avec des ennemis, à la fin du niveau. On s’y trouve donc prêt à exploiter cette affordance en toute connaissance de cause, plutôt que de le découvrir tardivement et à nos dépends. De même par exemple, la présence de la fenêtre dans la première salle, montrant un power-up à l’extérieur, est (outre une manière pour John Carmack de montrer de quoi son nouveau moteur est capable) une façon claire et concise de pousser le joueur à découvrir son premier « secret », ces passages dérobés permettant d’accéder, en l’occurrence, à ce bonus qui reste introuvable dans les salles non cachées. Belle illustration d’ailleurs de la complicité entre l’ingénieur Carmack et le level designer Romero.

C’est un univers où l’un incarne un autre, une identité distincte du joueur, aux motifs et buts propres et qui font sens dans son univers. Tout ce qu’il y a à faire dans le jeu, c’est notre avatar qui a une raison de l’apprendre, et nous nous mettons à sa place. Avant tout, l’action dans le jeu prend sens par les buts recherchés par le personnage incarné, bien définis sur la boîte du jeu. Connaître cet univers permet de faire sens de certains aspects de la représentation, comme par exemple le fait que les ennemis les plus courants, Zombiemen et Shotgun Guys, sont des « zombies » qui n’ont rien d’humain. Il était facile aux observateurs de les confondre avec des humains « normaux », mais dans le contexte du jeu, il n’y a pas plus de problème éthique à les affronter que les démons. Plus généralement, le rôle est important pour trouver la motivation pour surmonter la difficulté de l’expérience, car c’est le Doom Guy, et pas le joueur, qui doit s’échiner à trouver toutes ces clefs cachées, s’y retrouver dans les labyrinthes obscurs et esquiver les attaques des démons…
Les leçons du jeu
Bien des choses donc, toutes semblant éloignées d’une quelconque violence exercée sur le joueur, qu’il serait par la suite susceptible de rendre IRL. Car il faut s’entendre et « jeu violent » n’a de sens que si l’on sait définir sur qui s’exerce cette hypothétique brutalité. Si c’est autrui qui est violenté par des joueurs rendus violents par les jeux, je vous renvoie à l’introduction de cet article. Si ce sont les personnages virtuels, le problème est moins aigu que l’on pensait. Ne reste alors que le joueur, qui semble plutôt passer un bon moment. Qui voudrait de toute façon jouer à un jeu qui fait violence ? Ces jeux pénibles, frustrants, à la difficulté « mal dosée » comme on pouvait le lire dans les tests de la presse spécialisée, ne sont-ce pas de mauvais jeux que le joueur va naturellement éviter (oui j’y vais à gros traits sur la frustration dans le gameplay, là) ?
Cet article n’étant pas à un truisme près, rappelons donc que le game design est avant tout un art pédagogique, dont l’objectif est d’enseigner au joueur un système de règles et d’affordances qui repose certes en partie sur des normes établies à l’intérieur des genres, mais avec des spécificités et des variations qui font le sel de chaque jeu. Si le jeu vidéo est une expérience pour le joueur, c’est le rôle du game designer de faire que celle-ci soit organisée et aménagée afin de rendre assimilable et fun le système complexe qui sous-tend cette expérience. Il s’agit là, d’une part, de l’un des plus importants héritages des jeux de rôles dans les jeux vidéos : dans quelle autre expérience ludique trouve-t-on quelqu’un comme le maître de jeu, dont le rôle est de se tenir hors de l’expérience tout en organisant celle-ci pour la rendre la plus lisse possible ? Et d’autre part, c’est l’une des plus grandes distinctions entre jeux vidéos et autres types ludiques comme les jeux de société par exemple, où l’apprentissage des règles est souvent une vallée des larmes que l’on traverse en compulsant péniblement un manuel dont la variabilité d’interprétation par les joueurs est déjà une manière courante de ruiner le plaisir. Ah, les « manuels »… ils ont assez vite disparu du monde vidéo-ludique, finalement, et quand ils existaient, qui les lisaient ? et où, dites-moi, trouve-t-on aussi ces lourds manuels ? Dans des salles sans dialogue, où l’on remplit des cerveau par « la connaissance »… Lors de mes ateliers de création de jeu vidéo en collège, j’aime bien faire du brainstorming avec le groupe pour définir l’univers et le gameplay du jeu. Après une bonne séance de discussion, on m’a informé que cette manière de procéder était problématique et normalement dissuadée par les inspecteurs, car elle risquait de reléguer les moins bavards à un rôle inactif. Il n’y a pas beaucoup de taiseux quand on parle jeux vidéo, mais bon…

Ainsi, ce n’est pas exactement l’interactivité qui définit le jeu vidéo, mais plus précisément la boucle informationnelle entre affordances et feedback, véritable conversation perpétuelle entre joueur et designer, qui (comme l’explique parfaitement Chris Crawford dans cette vidéo) est illustré par l’analogie de la conversation. Une interactivité efficace est vécue comme une conversation, et le plaisir de jouer n’est peut-être pas si éloigné de celui procuré par une bonne conversation, équilibrée et enrichissante.
Apprendre c’est jouer. Banalité ou génie ? Question de contexte. Abstraitement d’institutions ou de sociétés, ça paraît évident : les jeunes mammifères apprennent en jouant, on le sait. Souvent, c’est la chasse ou les interactions sociales qui sont reproduites de manière neutralisées dans les fratries. Notre société moderne a malheureusement retenu une version inversée de cette évidence : « on apprend en jouant » est devenu le funeste « grandir c’est arrêter de jouer ». J’ai pour ma part une profonde, profonde et émue reconnaissance pour le médium vidéo-ludique d’avoir cultivé chez moi une pratique ludique à l’âge adulte. Et de cette manie de séquestrer le jeu dans la jeunesse, il n’y avait qu’un pas, que bien sûr nous avons allègrement franchi, à compartimenter, et introduire un bannissement du ludique dans la vie adulte, d’une part, et un clivage entre lieux et moments d’éducation et ceux d’amusement, d’autre part.
Lors des audiences, Bill White, vice-président de Sega of America, tente vainement de faire valoir l’idée intéressante que les jeux vidéos ne s’adressent pas qu’aux enfants, et que donc la violence de certains jeux n’est peut-être pas problématique en soi, mais uniquement en fonction de la maturité du joueur, ou surtout du jugement de celui qui devrait « bien veiller » sur le joueur. Bien tenté, mais la densité de l’ignorance à laquelle cette idée est confrontée lors des audiences témoigne malheureusement à quel point, dans l’esprit des participants, jeu vidéo équivalait définitivement avec enfants, et enfants avec immaturité et besoin de protection. Inutile ici d’avancer des statistiques présentant l’évolution de l’âge moyen des joueurs : il n’y a jamais eu d’âge moyen chez les joueurs de jeux vidéos, toujours des joueurs de tous âges !
On ne saurait donc redire assez la corrélation fondamentale entre jouer et apprendre. C’est ce que nous révèle à nouveau le game design de jeu vidéo. C’est-à-dire non pas du tout que jouer « aiderait » à apprendre, mais que apprendre est naturellement aussi excitant et fun que jouer, parce qu’en réalité il est tout à fait possible de vivre les deux activités comme indissociables. Ceux qui ont continué à cultiver leur curiosité et leur soif de connaissance à l’âge adulte savent quel plaisir il y a à apprendre… point final. Vous en lisez une preuve : ce que j’apprends en écrivant cet article, qui me demande je vous l’avoue pas mal d’heures, équivaut tout à fait en plaisir au temps que je pourrais passer à bosser ma technique sur Dirt Rally, mon adrénaline sur Insurgency Sandstorm, ou mes keyboard bindings sur Elite Dangerous.
Le linguiste américain James Paul Gee, après avoir découvert les jeux vidéo cinquantenaire avec sa progéniture, a construit tout une seconde partie de carrière autour de l’idée du « Game Based Learning » (que j’abrévie GBL, ou Gabriel, faute d’une traduction) en formalisant la didactique inscrite dans le game design de jeu vidéo, pour pouvoir la réintroduire ailleurs en tant qu’outils pédagogiques. Point de gamification ni de serious game ici. La question n’est plus de donner envie avec des carottes, dont l’existence même prouve la présence du piège aux élèves, qui ne sont pas si bêtes. Il me paraît inutile de préciser que toute activité « gamifiée » visant un but autre que le jeu lui-même est une arnaque, et pas un jeu (pour aller plus loin sur le sujet de la gamification, je vous suggère ce jouissif coup de gueule de Jonathan Blow). La question n’est pas de mettre autre chose dans les contenants vidéo-ludiques, comme si ce qu’on apprenait en jouant, c’était des savoirs ou des compétences susceptibles d’être remis à bon usage hors du topos ludique (cas des serious games). C’est bien beau d’apprendre un peu de vocabulaire d’anglais, quelques notions d’histoire ou de se repérer dans l’espace ; ce ne sont là que des effets périphériques qui gâchent le jeu dès que l’on cherche à en faire le propos principal.
Non, ce que l’on apprend en jouant à Doom, ce sont les règles de Doom et rien d’autre (voir, à ce sujet, mon article sur Receiver). Simplement, on les apprend beaucoup trop facilement et avec beaucoup trop de plaisir pour laisser perdre cette manne pédagogique. Ce qui est intéressant d’analyser et de transposer, ce sont le manières dont cet enseignement est aménagé par le game designer. Les quelques points illustrant l’expérience du joueur de Doom que j’ai détaillé plus haut ne faisaient que reprendre les catégories dégagées par James Paul Gee pour décrire le GBL : être actif, endosser une nouvelle identité, pouvoir customiser son expérience, apprendre de manière itérative et répétitive, se maintenir sur le fil de sa compétence dans un cercle d’expertise, etc… Tous ces principes n’ont en soi rien à voir avec les jeux vidéo ni même forcément spécifiquement avec une forme ludique. Ils ont bien, par contre, à voir avec un apprentissage agréable et pérenne. Parce qu’ils sont des systèmes ouverts par la brèche de l’interactivité, les meilleurs jeux vidéos sont éternellement funs, indépendamment de leurs contenus, tout comme devrait l’être l’éducation. Comme dit Jonathan Blow dans sa conférence sur le sujet,« [in a game], the goal is really just a pretext when the process is fun. Learning is not something that can be fully done, it should be a lifelong process ». Il faut donc jouer toute sa vie, pour apprendre. Des projets comme Quest To Learn, école à New York, mettent en pratique le GBL, et c’est émouvant de voir à quel point les apprenant s’y épanouissent de manière autonome et volontaire.
Conclusion
Après tout, j’avais beau jeu de démonter les arguments avancés lors des audiences au congrès : il n’y avait là rien de très difficile, car ces arguments ont de bonnes raisons d’être mauvais. C’est que la violence n’était en réalité pas la véritable inquiétude des sénateurs aux commandes. Il ne s’agissait pas tellement protéger les enfants innocents, mais plutôt d’assurer des positions politiques établies en jouant la carte facile, et toujours efficace, de l’indignation bon marché. Je vous laisse lire Grand Theft Childhood pour les détails croustillants, par exemple l’argent public détourné des services de santé au profit de recours juridiques, voués à l’échec, cherchant à forcer des lois de censure. Personne lors des audiences de 1993 ne cherchait à faire de la théorie du game design.
Il n’en reste pas moins que, comme nous l’avons vu, ces discours, ces inquiétudes médiatiquement bankables, martelées pendant des années, ont contribué à créer une représentation de la réalité allant parfois carrément à l’opposé des faits, énervant tout le monde au passage, joueurs et non-joueurs, et creusant un fossé social qui a, je l’espère, atteint une profondeur critique avec le Gamer Gate. Au moins, l’on aura progressivement abandonné l’idée d’une corrélation entre jeux vidéos et violence lorsque, aux prises avec des événements comme Columbine, il aura bien fallu devenir un peu sérieux, et fournir des arguments plus solides pour expliquer la violence réelle.
Le plus tragique dans toute cette histoire, c’est que les jeux vidéos n’auraient jamais dû faire peur. Car en creusant la question de l’expérience du joueur, ce qu’on trouve, c’est une pédagogie si efficace qu’elle pourrait bien faire peur aux institutions d’enseignement établies, dont l’archaisme n’est plus à prouver. Et si c’était ça qui faisait peur ? Si les jeux vidéos sont le topos d’une reconnection entre apprentissage et plaisir, que faire ou dire alors de nos écoles, où le travail paraît plutôt proche du tripalium ? Que faire ou dire du stigmate absurde de nos sociétés où l’adulte doit se montrer sérieux avant tout, et jouer uniquement pour tuer le temps ? Est-ce normal de passer son temps de scolarité à se demander ce qu’on fout là, et puis le reste de sa vie à être soulagé d’en avoir fini d’apprendre ? Et si l’on en venait à se souvenir d’une autre « corrélation » entre expérience, plaisir, apprentissage, épanouissement ? Cela ne plairait peut-être pas aux pouvoirs en place, et à leurs manies de tout vouloir conserver « à l’identique ». Mais ça ne vous dirait pas, vous ?
Alison Lurie, Fairy Tale Liberation, New York Review, 1970. https://www.nybooks.com/articles/1970/12/17/fairy-tale-liberation/
Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panic, 1972.
Bruno Bettelheim, La psychanalyse des contes de fées, 1976.
Chris Crawford, The Art Of Computer Game Design, 1984.
Gerard Jones, Killing Monsters: Why Children Need Fantasy, Super Heroes, and Make-Believe Violence, 2002.
Lawrence Kutner, Ph.D. and Cheryl K. Olson, Sc.D, Grand Theft Childhood, The suprising truth about violent video games and what parents can do, 2008.
Nick Dyer-Witheford, Greig de Peuter : Games of Empire : Global Capitalism and Video Games, 2009.
Edited by Nina B. Huntemann and Matthew Thomas Payne : Joystick Soldiers. The politics of play in military video games, 2009. Introduction par Ian Bogost.
Mathieu Triclot, Olivier Lejade (coordination), La Fabrique des Jeux Vidéo, La Martinière, 2013.
Patrick M. Markey, Ph.D. and Christopher J. Fergusen, Ph.D., Moral Combat, Why the war on violent video games is wrong, 2017.
Jonatham Blow, Talk: Video Games and the Future of Education, 2020. https://www.youtube.com/watch?v=qWFScmtiC44&t=6119s
J.D. Woolley and M.Ghossainy : Revisiting the Fantasy-Reality Distinction : Children as Naïve Skeptics, 2013. https://srcd.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/cdev.12081
Jimmy Maher, The Ratings Game, 2021. https://www.filfre.net/2021/04/the-ratings-game-part-2-the-hearing/
Dr Rachel Kowertz, State of the Research: Violent Video Games – Aggression, Violence, and Desensitization, 2021. https://www.youtube.com/watch?v=owxk7LMzUSQ
Article du journal russe Pravda, 13 janvier 2006, cité par Kutner et Olson :
« The game which the young man was playing made him a zombie. The man was programmed to demolish and kill. It was believed not so long ago that the descriptions of such mental disorders could be found in fictitious novels and stories. However, those addicted to computer games often suffer from the so-called video game epilepsy syndrome. Ardent gamers suffer from headaches, facial muscular spasms and eyesight disorder. The syndrome does not lead to aggravation of mental abilities of a human being. However, it develops certain peculiarities typical of epilepsy: a person may become highly suspicious, aggressive and hostile about everything and everyone. A person who suffers from the video game epilepsy syndrome can easily grab a kitchen knife, leave the virtual world and look for victims in reality. “
D’après le site PEGI au sujet de Civilization :
« This game is rated PEGI 12 for depictions of non-realistic looking violence towards human-like and animal-like characters. Not suitable for persons under 12 years of age. This game features frequent depictions of non-realistic violence towards human-like and animal-like characters. The player can attack members of opposing civilizations by clicking on them to trigger an attack. The characters show little or no reaction to the violence. Bright lights appear when characters are hit and numbers indicate the amount of damage inflicted. When characters are defeated, they fall to the floor and fade away, with no sight of blood or gore. Animals can also be attacked. For example, when a horse-riding warrior is defeated the horse falls over then runs away. Again, no injury is shown. In later stages of the game, battleships and tanks can engage in battle, resulting in them exploding into flames. Cities can also be attacked, leaving behind rubble and clouds. It is implied that people in the vehicles and cities have been killed, although no detail of this is shown.«